Vers un art radiophonique numérique ? (2/4)

Avant la Seconde Guerre mondiale, la technique de radio était encombrante et contraignante. L’émission se réalisait obligatoirement en direct autour d’un seul microphone ; enregistrer le son nécessitait un équipement lourd ; sortir un micro du studio pour capter le monde extérieur relevait de l’impossible. Du direct impératif à la manipulation des bandes magnétiques, de la radiodiffusion au podcast, de la mono à la stéréo puis aujourd’hui au « son-3D », le langage radiophonique s’est considérablement développé et enrichi au fil des inventions techniques. Dès les prémices du streaming(1) et du partage de fichiers à la fin des années 90, des artistes ont souhaité expérimenter avec ces nouvelles technologies de production et de transmission.

Le streaming : du flux en bits

Des radios, notamment associatives, se sont très tôt emparées des possibilités du streaming pour élargir leur zone de couverture géographique, créer des transmissions unilatérales ou des duplex.(2) Cependant la plupart des innovations artistiques ne sont pas venues du milieu traditionnel de la radio, mais plutôt de groupes plus ou moins liés à la communauté du logiciel libre – comme un écho, pourrait-on dire, au mouvement des radios libres des années 70. Ainsi, le projet Free Radio Linux, développé par les Néo-Zélandais de r a d i o q u a l i a, en est un des symboles les plus éloquents.

freeradiolinux.png

copie d’écran de Free Radio Linux

De 2002 à 2004, Free Radio Linux a distribué le code Linux, en streaming de façon continue, rendu audible grâce à un logiciel de synthèse vocale. Parmi les nombreux projets de streaming expérimentaux de l’époque, on peut également citer rand()%, un automate de génération aléatoire de programmation sonore, ou encore Longplayer qui a commencé le 31 décembre 1999 la diffusion d’une composition musicale qui s’éteindra au bout de 1000 ans.

À une échelle plus humaine et communautaire, chaque édition de Nomusic, un festival en ligne bisannuel entre 2001 et 2006, consistait en 24 heures non-stop de performances musicales. Parfois, d’improbables duos faisaient se rencontrer deux artistes, l’un diffusé sur le canal gauche et l’autre sur le canal droit du stream. Pouvant être considéré comme une réflexion sur la radio en tant que robinet musical, Nomusic a surtout été motivé par l’envie de créer une scène libre et ouverte de musique expérimentale diffusée à domicile.

La relative facilité de créer un flux numérique, sans obligation d’autorisation gouvernementale, a permis l’éclosion de nombreuses webradios aux destinées plus ou moins durables. C’est l’exemple de la mulhousienne Radio WNE, une station à la programmation flexible et collaborative, sorte de studio virtuel ouvert à des contributeurs distants. En parallèle ou dans la continuité, les projets suivants ont plus intimement questionné la radio en tant que moyen de connecter des espaces séparés à travers le son.

installation parabolique de Locus Sonus (cc) sam vanoverschelde - flickr

installation parabolique de Locus Sonus (cc) sam vanoverschelde – flickr

Les continuums sonores de Locus Sonus

Lancé en 2004 et piloté actuellement par l’École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence et l’École Nationale Supérieure d’Art de Bourges, Locus Sonus est un laboratoire de recherche en art sonore qui travaille principalement sur les applications aux espaces et aux réseaux. La réalisation originale du laboratoire est le Locustream Soundmap : une carte du monde de “micros ouverts”, c’est-à-dire des captations sonores maintenues par des collaborateurs situés dans le monde entier, et diffusées en continu par streaming.

Ces flux sonores, en permanente évolution et disponibles en temps réel, forment la matière première de différents projets des membres du groupe Locus Sonus : dispositifs divers pour faire entendre ces flux donnant lieu à des installations (tuner matérialisé par une corde tendue, cloches paraboliques…), mais aussi bulletins d’écoute, compositions, performances, etc.

En outre, Locus Sonus se présente comme un laboratoire de recherche théorique et d’échanges d’idées sur des sujets pouvant, selon nous, enrichir la réflexion radiophonique, tels que la spatialisation sonore, le son en réseau, la sonification(3) ou encore l’écoute à distance.

Apo33 et sa radio expérimentale en réseau

Fondé en 1996 à Nantes, Apo33 se présente comme un collectif de création artistique et de développement d’outils centrés sur le logiciel libre. Apo33 développe de nombreux projets interconnectés, qui étendent la portée de l’écoute sur les espaces géographiques ou sociaux, physiques ou numériques.

De 2004 à 2007, Apo33 a ainsi développé un projet de “radio expérimentale en réseau” intitulé le Poulpe. Dans chaque lieu investi (il y a eu un poulpe à Nantes, Bourges, Tours, Orléans, Marseille), les artistes installaient des micros et différents capteurs sonores reliés à un ordinateur basique, disposant d’un logiciel de traitement électro-acoustique de leur cru. Ce logiciel déconstruisait, filtrait et retardait les signaux d’entrée, avant de renvoyer le tout via de petits hauts-parleurs disséminés dans le même espace que les micros.

Pour l’usager du lieu, il était ainsi possible de faire l’expérience de l’altération de son environnement sonore dans un vrai-faux temps réel. Ces sons lui paraissaient familiers tout autant qu’étranges. Il lui était possible d’interagir avec le Poulpe, mais pas de façon évidente, ni pour un résultat immédiat et transparent. Pour terminer, on doit ajouter que l’ordinateur du Poulpe pouvait également transmettre par streaming le contenu sonore vers des poulpes situés dans d’autres villes et interchanger les flux. Chaque espace sonore se trouvait ainsi modifié par les sons issus d’un autre lieu.

Le Poulpe, comme d’autres projets d’Apo33, a permis d’ouvrir une réflexion sur l’écoute radiophonique, qui ne serait plus focalisée sur le sens d’un récit ou sur l’attente d’événements. Le flux radiodiffusé devient alors synonyme d’environnement sonore, dans lequel on peut se laisser baigner, indifféremment, ou bien fabriquer soi-même son écoute.

→ À suivre…

(1) Le streaming est un téléchargement temporaire de données audio (ou vidéo) par internet, que l’on écoute (ou visionne) au fur et à mesure de la réception des données. En cela le streaming s’apparente à un flux. Voir la fiche Wikipédia.
(2) Le duplex est une liaison de télécommunication permettant de relier deux endroits distants. Voir la fiche Wikipédia.
(3) La sonification signifie rendre perceptible par le son des données autres que sonores, par exemple des secousses sismiques ou le rayonnement électromagnétique des étoiles. La sonification est une technique utilisée en sciences, en ingénierie médicale, etc.. Voir la fiche Wikipédia.
 

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