« Un engagement, une vision, un sens du collectif » : Portraits d’utopistes sonores

Dans le décor champêtre de la Cour des Aulnays (Maine-et-Loire), des curieux et curieuses du son se sont réuni·e·s du 23 au 27 août 2017 et ont échangé, expérimenté, fabriqué ensemble. Pour cette deuxième édition d’Utopie Sonore, le collectif nantais le Bruitagène avait mis les petits plats dans les grands pour accueillir au mieux les participant·e·s : une centaine au total, venue des quatre coins de la France et au-delà. Au programme, créations collectives, bidouillages et pâturages… Rencontre avec trois « utopistes » qui ont mordu à l’hameçon, chacun·e à sa façon.

Photo : Clémence Fermé

Isabelle, 45 ans, enseignante-chercheure en hispanisme, de Seine-et-Marne

Tu es nouvelle venue dans le monde du son, qu’est-ce qui t’y a amenée ?

La radio a fait partie de mon apprentissage de jeunesse, j’ai été abreuvée à France Culture et j’ai toujours trouvé que c’était un média pédagogique merveilleux. Par ailleurs je fais de la musique, donc j’ai toujours eu cette tentation de me mettre à faire de la radio un jour dans ma vie. Mais je voyais ça comme quelque chose d’extrêmement difficile d’accès, jusqu’à Utopie Sonore 2016 où j’étais venue pour donner un coup de main à l’organisation générale. Et puis j’ai eu le temps d’aller à un atelier de montage et je me suis aperçue qu’on pouvait aborder les choses au feeling, de façon beaucoup plus intuitive.

Qu’est-ce que tu as fait à la suite d’Utopie Sonore 2016 ?

J’ai fait trois montages, c’est modeste mais ça reste un loisir auquel je suis devenue complètement addict. Pour l’instant, j’expérimente avec les moyens du bord, ça peut être mon portable, mon petit dictaphone, mais c’est pas grave. J’ai aussi fait des interviews pour mon collectif lesbien féministe Barbieturix qui voulait diversifier ses moyens d’expression, j’ai fait le montage d’une interview d’une créatrice de culottes qui m’a parlé de sa passion pour les fesses dans un élan assez généreux… J’ai fait plein de captations que je n’ai pas montées aussi, mais là non plus c’est pas grave… Ce qui me plaît beaucoup c’est la relation au micro. Interviewer quelqu’un, c’est une démarche qui crée chez l’autre un espace différent, de l’attention, de l’écoute. Je ne vais pas seulement recueillir les voix, je vais prêter mes oreilles. Ça n’est pas anodin d’interviewer une personne. Ça implique de la confiance, du temps, une certaine psychologie. C’est un moment humain très fort.

Comment tu définirais Utopie Sonore ?

Comme la résidence d’une communauté. On ne se voit jamais, on ne se connaît pas, mais pourtant on forme une communauté. Et ce que je trouve fou, c’est que tu fais un atelier radio politique et que tu te retrouves enfin avec des gens qui partagent ce que tu penses et ce que tu n’oses pas tellement aborder avec tes potes… J’ai l’impression de faire partie de cette communauté parce que je retrouve des valeurs qui me sont personnelles. Et puis, en deçà et au-delà de faire de la radio, il y a quelque chose de très fort, un engagement, une vision, un sens du collectif, un rapport individuel au groupe, etc. Ici j’ai le sentiment que je n’ai pas de concession à faire et c’est ça qui fait qu’on se sent bien, au-delà du lieu qui est très zen…

 

Giulio, 33 ans, enseigne à l’école du paysage de Versailles

Au moment du tour de table général le premier jour, tu t’es présenté en disant que tu ne connaissais pas grand chose au son mais que tu t’intéressais depuis peu au paysage sonore, en précisant que tu étais paysagiste. En quoi le son rejoint-il ton travail ?

À l’école de paysagisme on expérimentait beaucoup, on travaillait avec tout ce qui était lié au paysage, donc aussi avec le paysage sonore. Moi, je me suis particulièrement intéressé au fait que ce que l’on entendait n’était pas forcément ce que l’on voyait. Ça n’était pas évident pour moi parce que le son, c’est très technique et très différent de l’approche qu’on a du paysagisme où on commence par le dessin. Mais dans les deux cas, en dessin et en son, je crois que l’on part d’une intuition, d’une inspiration. La première étape d’un projet de paysage c’est de se rendre sur le site et d’en faire une esquisse qui peut être très abstraite. Et dans un deuxième temps, tu regardes ce que tu dessines, quitte à le redécouvrir parce que l’information, qui est passée dans ton cerveau et après dans tes mains, va pouvoir te dire des choses que tu n’as pas vues en regardant le lieu. J’imagine que quand on enregistre, c’est le même processus. À la réécoute, on entend aussi des choses que l’oreille n’avait pas forcément saisies au moment de la captation.

Qu’est-ce que tu es venu chercher à Utopie Sonore ?

Je ne me suis presque pas renseigné sur l’événement. Il m’avait été décrit comme un moment pour écouter des créations et faire des ateliers avec des gens. J‘ai trouvé que c’était le mélange parfait qui ne demandait pas trop d’engagement, un beau compromis pour dire : « je ne me sens pas de m’y mettre avec un micro, mais je vais juste papoter avec des gens qui ont l’habitude du micro ». Et puis il faut le dire, le fait que ce soit loin de tout, dans une espèce de bulle champêtre, je pense que ça a pas mal contribué à mon envie de participer. Ce matin je suis allé à un atelier où quelqu’un expliquait comment produire des enregistrements avec des moyens très modestes comme un smartphone et un kit d’oreillettes, et la démarche m’a beaucoup intéressé. Après, j’aimerais beaucoup pouvoir réaliser plus de projets en lien avec le son, mais au niveau professionnel il faudrait travailler avec un spécialiste dans le domaine, moi je n’ai pas les compétences.

Cet hiver une rencontre a été décisive aussi, avec un professeur de chant. J’ai accompagné une amie à une chorale et, pour la première fois, une personne m’a dit : « il faut que tu écoutes ta voix », ce que je n’avais jamais fait. Je n’avais jamais fait l’expérience de faire sortir des sons et d’essayer de les rattraper par mes oreilles. J’ai du mal à dire pourquoi, ça m’a énormément changé. Ça m’a séduit dans le sens du plaisir de parler, de retrouver la voix, de la narration. On a parlé de paysage sonore, là je raconte cette expérience peut-être plus esthétique, mais tout cela a un lien avec la radio.

Justement, es-tu un grand « consommateur » de radio ?

Je le suis mais je pense qu’il y a plusieurs formes de consommation. Par exemple ma grand-mère allumait la radio toujours sur la même station et puis au bout d’un moment elle éteignait. Tout ce qui passait était valable en quelque sorte. C’est quand même très culturel parce que j’ai grandi en Italie et je me rends compte qu’on a un rapport à l’oralité très différent. Par exemple, là-bas, presque tout le monde utilise l’application WhatsApp en enregistrant sa voix. J’essaie de faire ça en France et ça fait bizarre aux gens. En France, les gens écrivent beaucoup plus de textos, comme s’il y avait une hiérarchie entre l’écrit et l’oral, comme si appeler ou laisser des messages, c’était toujours un peu plus engagé. Alors que pour moi, juste dire des phrases me demande beaucoup moins d’effort que de les taper sur un téléphone. C’est comme s’il y avait un goût de l’écoute de l’autre ou en tous cas d’une manifestation de sa présence par la voix que tu n’as pas par les textos. Je sais qu’en Italie je peux allumer la radio comme le faisait ma grand-mère et laisser le flot des mots et des musiques, alors qu’en France je ne le fais pas. J’ai commencé à avoir un goût conscient de l’écoute, alors qu’en Italie, c’était plus de l’ordre de la consommation.

Photo : Clémence Fermé

Photo : Clémence Fermé

Claire, 30 ans, étudiante au Créadoc d’Angoulême

Comment en es-tu venue à faire du documentaire sonore ?

Ça fait longtemps que je m’intéresse au documentaire audiovisuel, j’ai fait des études de sociologie et travaillé dans la coordination de projets en milieu associatif, mais le documentaire sonore, c’est venu il y a deux-trois ans. Je me suis acheté un petit enregistreur et j’ai commencé à expérimenter seule, j’ai fait quelques montages et je me suis rendue compte que c’était assez accessible. Et puis j’ai vite compris qu’à travers le son, on pouvait vraiment développer un imaginaire beaucoup plus dense qu’avec l’image, qu’il y avait plus de liberté. Je crois qu’en tant qu’entendants on a une espèce d’historique sonore en soi, une mémoire que l’on peut activer quand on écoute du documentaire, qui va facilement répondre au besoin de se créer des images, un peu comme avec la lecture.

Tu as terminé la première année du Créadoc consacrée au documentaire sonore. Qu’est-ce que tu as produit ?

On suivait une thématique individuelle déclinée en plusieurs productions avec des contraintes à chaque fois différentes. Je me suis intéressée à la culture sourde en questionnant la norme entendante, et notamment à trois personnes qui signent : je les ai interrogées sur leur perception du monde sonore, elles qui sont baignées dans une société d’entendants où on va la plupart du temps leur demander de coller à cette norme en étant appareillées, en apprenant à oraliser et à lire sur les lèvres, à essayer de comprendre ce monde sonore qui leur arrive de manière assez brutale dans les oreilles ou en tous cas pas de manière naturelle. Tout cela me passionnait, avec la difficulté, d’une part, de faire entendre des personnes sourdes dans un documentaire sonore et, d’autre part, d’utiliser ce moyen d’expression sans que les personnes interrogées ne puissent écouter.

Qu’est-ce que tu es venue chercher à Utopie Sonore ?

Je suis venue rencontrer des gens qui font de la radio de mille façons différentes, des personnes qui ont une autre expérience que la mienne, pas forcément dans le documentaire. J’aime beaucoup l’idée d’échange de savoirs et de pratiques, et de faire ensemble sur un temps donné. Au Créadoc c’est une manière de faire parmi d’autres et j’essaie de m’enfermer le moins possible dans une forme. Par exemple à Utopie Sonore, j’ai participé à un atelier qui s’appelle « Guide de survie en état d’urgence ». On est parti sur une forme de yoga citoyen, on a réalisé une bande sonore et on a proposé physiquement aux gens de participer. C’est une forme interactive dont je n’ai pas l’habitude, qui est à cheval entre le théâtre de rue et le son, et on réfléchit d’ailleurs à comment on pourrait diffuser cette forme dans l’espace public. Je suis venue chercher ça à Utopie Sonore, de fait ça semble être un peu militant, mais c’est comme si c’était naturel ici. J’ai vraiment l’impression qu’on est dans un groupe de citoyens concernés.

Pour aller plus loin :

Cet article est d’abord paru dans la Revue de l’écoute. Recevez nos articles en primeur : abonnez-vous !

 

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