« Toute technologie relève d’une manière ou d’une autre de l’assistance » : entretien avec Mara Mills

Depuis quelques années, Syntone assiste avec grand intérêt au développement en France des études du son, qui existent dans le monde anglophone depuis plusieurs décennies sous l’expression de sound studies. Nous avions les deux oreilles plongées dans les créations radiophoniques et les paysages sonores, et voilà que notre attention se trouve ici attirée non plus tant sur les contenus auditifs que sur la façon dont nous les recevons : les technologies qui les transmettent et, en amont, les constructions sociales qui les constituent en tant qu’objets d’écoute. Qu’apprend-on de ce décentrement ? Qu’est-ce que le son nous enseigne de l’histoire occidentale ? D’où viennent les technologies audio qui nous servent aujourd’hui au quotidien ? Comment se nourrissent-elles de pratiques et de savoirs minoritaires, notamment issus de la culture sourde ? Pour nous ouvrir les coulisses de la modernité numérique, grand entretien avec une chercheuse aussi érudite que stimulante dans l’histoire du son : Mara Mills, maîtresse de conférence au sein du département Media, Culture et Communication de l’Université de New York, où elle codirige le Center for Disability Studies (centre d’études sur le handicap)1 .

Vous portez dans votre travail une grande attention au récit et au détail historique. En tant que chercheuse, historienne et écrivaine, vous décentrez les événements ou les acteurs dominants d’un champ donné, et les remplacez par des perspectives minorisées ou des épisodes habituellement laissés de côté. Comment cette préoccupation façonne-t-elle vos pratiques de recherche et d’écriture ?

Élèves et professeurs (dont Bell tout en haut) de l’École pour les sourd·es de Boston. Library of Congress.

 

Collection personnelle d’enregistrements de machines de lecture dans le garage d’Harvey Lauer. Photographie par Mara Mills.

Je vais prendre un exemple. La compagnie AT&T – la plus grande entreprise du monde durant une bonne partie du XXe siècle – était issue de la Bell Telephone Company, qui fut fondée à Boston en 1877 par Alexander Graham Bell. L’expertise de Bell en tant qu’enseignant auprès des personnes sourdes est devenu le « mythe fondateur » de l’entreprise. Ancré dans des événements réels, ce mythe a néanmoins occulté l’identité des élèves de Bell et le contexte de la phonétique, de l’acoustique et de l’éducation des personnes sourdes dans lequel il travaillait. Le « phonautographe à oreille » de Bell était un sujet historique plébiscité dans les publications d’AT&T. [Ndt : Cet appareil s’intégrait aux outils et méthodes employés par Bell dans le cadre de l’instruction oraliste des personnes sourdes.]

Ce phonautographe de Bell était constitué d’un tympan humain, utilisé pour transférer les ondes produites par la parole sur des plaques de verre fumé afin que, prétendument, ses élèves puissent les lire et exercer leur expression orale. Celui-ci est par la suite devenu un élément de preuve majeur mobilisé dans les litiges de brevet concernant l’invention du téléphone. Promue par AT&T, cette anecdote a été récitée par des théoricien·nes des médias depuis lors, alors que les vécus de ses élèves et les travaux d’autres inventeurs/trices ont été collectivement oubliés. Comme l’a relevé l’historien Robert MacDougall : « L’histoire a été favorable à AT&T, parce que c’est elle qui l’a écrite. »

Dans mes recherches et mes écrits, je présente différentes relations entre majorité(s) et minorité(s) : des schémas d’appropriation et d’exclusion, de fausses distinctions entre ces groupes, et les discours ou les structures qui les sous-tendent. Je mets en relation dans mon travail des archives d’entreprises avec des recherches menées dans des institutions ayant à voir avec le handicap aussi bien que dans les garages et les sous-sols de particuliers.

Ce sur quoi il est le plus difficile, mais peut-être le plus essentiel, d’écrire, ce sont les technologies véritablement mineures qui n’ont aucune relation avec le présent, avec l’ « innovation », ou des cadres historiques immédiatement apparents, tels que les équipements pédagogiques tombés aux oubliettes (comme le Chromovox, les alphabets tonaux compris uniquement par une poignée de lecteur·ices ou les knuckleboards) et d’autres outils fabriqués artisanalement, employés aussi bien dans l’espace public que dans la sphère domestique.

Vous travaillez actuellement avec Jonathan Sterne à l’écriture d’un livre sur le time-stretching (effet destiné à changer le tempo/la durée d’un enregistrement sans en modifier la hauteur) et le pitch-shifting (modification de la hauteur d’un enregistrement sans changer son tempo) : Tuning Time : Histories of Sound and Speed. Comment et pourquoi avez-vous commencé à vous intéresser à ces phénomènes ?

Comme nombre d’historien·nes s’intéressant au sonore, mon travail tend à se concentrer sur des espaces architecturaux et des instruments (l’audiomètre, le vocodeur, les appareillages auditifs), ou des catégories génériques de son (bruit, résonance, musique électronique), plutôt que sur les relations des auditeur·ices au son. L’écoute prend de multiples formes, et la plupart sont inaccessibles à l’historien·ne puisqu’elles mettent en jeu la perception particulière d’un·e individu·e, le développement de compétences sonores spécifiques ou encore l’interaction entre le son et l’attention.

Lorsque je faisais des recherches sur l’histoire des livres audio, j’ai mis un an à réaliser que les enregistrements que j’avais collectés des années 1930 – une époque où l’industrie du livre audio commercial n’existait pas encore – étaient en fait souvent écoutés à une vitesse plus rapide par les étudiant·es aveugles qui, de cette manière, les parcouraient. J’avais rassemblé avec enthousiasme ce que je pensais être une collection d’enregistrements sonores dont la valeur résidait dans leurs narrateurs et narratrices vedettes, leurs premiers effets sonores, ou leurs mises en scène par des troupes de Broadway. Mais en m’entretenant avec un certain nombre de lecteurs et lectrices aveugles plus âgé·es, j’ai appris que ces livres audio étaient souvent écoutés en accéléré, ce qui entraînait une distorsion des voix (qui devenaient plus aiguës), de la musique et des effets sonores. J’ai alors commencé à mener des recherches sur la technique de l’ « écoute accélérée » que permet la phonographie (par la possibilité de rejouer des sons à des vitesses supérieures à celle qui pourrait l’être naturellement) ainsi qu’à son influence sur le time-stretching et le pitch-shifting.

Mon récit d’écoute accélérée préféré m’a été raconté par Harvey Lauer, qui était un des testeurs de la fonction time-stretching du Lexicon Varispeech dans les années 1970. Lorsqu’il était enfant, il vivait à la Wisconsin School for the Blind (École pour aveugles du Wisconsin), où il se souvient avoir « trafiqué » le lecteur audio de son professeur (dont la vitesse de lecture était fixe) de manière à pouvoir lire des livres audio le plus vite possible. Il enroulait une bande autour l’axe du moteur du lecteur pour en augmenter la circonférence, ce qui accélérait la rotation du plateau. Cependant la machine cassa après quelques semaines à peine, ses roulements ayant été abîmés par les vibrations induites par la bande.


Effets sur la voix d’un modèle du Lexicon Varispeech.

Wisconsin State School for the Blind, vers 1953, domaine public.

Dans On the Phone: Hearing Loss and Communication Engineering (à paraître chez Duke University Press), vous mettez en avant l’importance de la relation entre la surdité et l’ingénierie des communications pour le développement du téléphone puis des médias numériques. De quelles manières ces différents champs se sont-ils mutuellement constitués ?

Dans ce livre, je m’intéresse à la manière dont la communication orale est devenue l’objet d’une ingénierie, dont elle a été « ingénieurisée » à travers son intégration dans des équipements industriels. Nous connaissons l’histoire de l’industrialisation de divers objets modernes tels que les automobiles ou les bas nylons. L’histoire de l’ingénierie des communications débute au cours de la première moitié du XXe siècle au sein du système téléphonique, alors que la voix humaine est intégrée à la télégraphie électrique et est donc de plus en plus « traitée ». L’ingénierie des communications a engendré par la suite la théorie de l’information, le traitement du signal et la cybernétique, qui jouent un rôle déterminant dans l’ensemble des médias numériques actuels.

Aux États-Unis, les ingénieur·es téléphoniques ont collecté des données sur la parole et l’audition afin de rationaliser les transmissions et d’adapter les combinés téléphoniques à des utilisatrices et utilisateurs humains moyens. En retraçant l’histoire au long cours de la mécanisation de la parole et de l’audition, j’étudie comment les préoccupations sur le contrôle et la transmission du son et l’intelligibilité de la parole au moment où elles ont été intégrées dans le système téléphonique, ont convergé avec les techniques de codage, de compression et de multiplexage issues de la télégraphie. Je suis particulièrement attentive aux différentes manières dont les ingénieur·es en communications se sont approprié des connaissances issues de l’enseignement destiné aux personnes sourdes, les ont modifiées et les ont transformées en technologie. Je me concentre aussi sur la façon dont ils et elles ont reconverti des éléments d’une technologie dite « d’assistance »2 et ont porté à une échelle nouvelle les techniques de modulation, d’amplification et de visualisation de la parole pour les standardiser.

Dans les années 1920, la parole et l’audition ont commencé à être évaluées de plus en plus souvent à travers le prisme des télécommunications et avec des outils issus de ce milieu. La « médicalisation » de la surdité à cette période se trouvait en fait guidée par l’ingénierie des communications. Aux États-Unis, l’entreprise de téléphonie et télégraphie AT&T a produit le premier audiomètre électrique commercial (pour mesurer les capacités auditives), l’audiogramme (pour les visualiser) et plusieurs modèles d’appareillage auditif fabriqués à partir de composants du téléphone. Cette « médicalisation » est notamment passée par l’affinement des diagnostics, la pathologisation des pertes auditives liées à l’âge et la prise en charge des enfants appareillés hors des institutions fermées. Ces travaux transformèrent la surdité en élargissant la catégorie des « déficiences auditives partielles » et en ne parlant de « surdité profonde » que dans des cas très précis.

“Évolution du téléphone : organes internes du poste mobile” in Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (Paris: Aubier, 1989), 242, Planche 11.

Vous avez par ailleurs étudié les machines de lecture qui donnent aux lecteur/ices ne pouvant lire le texte imprimé un accès à ce dernier par le son. Pourquoi pensez-vous que les technologies dites « d’assistance » ont été relativement négligées par les chercheurs et chercheuses, et comment en sont-elles venues à avoir un tel impact sur les médias numériques d’aujourd’hui ?

Le designer Graham Pullin dit que, le plus souvent, nous imaginons que les appareils « d’assistance » découlent de la technologie « dominante ». Ces appareils sont toujours positionnés comme étant dérivés de, subsidiaires ou dépassés par rapport à cette technologie « majoritaire ». Dans mes propres recherches je me suis rendue compte que le contraire est tout aussi vrai. Et – comme nombre d’activistes handi l’ont démontré – toute technologie relève d’une manière ou d’une autre de l’ « assistance ». Cela n’a donc pas de sens d’établir une distinction entre ces deux prétendues catégories.

Lecteur utilisant l’Optophone Batelle vers 1960. Avec l’aimable autorisation d’Harvey Lauer.

Comparaison des notes de l’Optophone originel et de sa version réduite. Les lettres lues sont les suivantes : f, i, k, j, p, q, r, z. Enregistrement original propriété de Mara Mills. Celle-ci remercie Elaine Nyen qui a généreusement retrouvé deux de ses copies personnelles à sa demande. D’autres extraits sont écoutables sur Sounding Out !

Concernant la lecture, l’importance de cette dernière dans l’ère moderne a nécessité le développement de formats audio, tactiles et visuels que les personnes n’ayant pas accès au texte imprimé puissent lire : le Braille et les impressions en relief, les livres audio, les services d’audio-lecture radiophoniques (Radio Reading Services), les livres projetés, et un panel d’appareils semblables à l’Optophone, traduisant les éléments imprimés en notes, en vibrations ou en paroles.

Au-delà de l’apparition de ces nouveaux formats, les démarches pour l’accès à l’imprimé au cours du XXe siècle ont engendré de nombreuses innovations techniques qui sont ensuite passées dans d’autres branches de l’électroacoustique et de l’informatique. Les innovations dans le domaine de l’enregistrement long-format, les effets permis par les manipulations de la bande magnétique, la reconnaissance optique de caractère (OCR) et la synthèse vocale notamment ont refaçonné la lecture, à la fois pour les humain·es et pour les machines.

Certaines théories du développement technologique, telle que celle du façonnement social, refusent une forme de déterminisme et de linéarité concernant l’innovation et sa réduction à des questions d’ordre technique. Elles inscrivent plutôt le développement technologique dans un ensemble d’enjeux et de relations (notamment d’appropriation et de domestication) économiques, sociales et culturelles, mettant par exemple en avant le rôle des utilisateur·ices dans l’innovation technique. Dans mon travail sur la lecture multi-modale, j’ai proposé un modèle « d’exclusion-adaptation » pour supplémenter ces théories.

À mon sens, les non-utilisateur·ices – notamment celles et ceux qui sont exclu·es de certaines technologies et médias spécifiques – jouent également d’autres rôles que ceux de la critique ou de la résistance, et peuvent, de fait, par leurs interventions visant à favoriser l’accès à ces technologies ou par la création d’alternatives à ces dernières, transformer des systèmes techniques.

Pour aller plus loin :

Notes :

1 C’est à partir des années 1980 qu’émerge, d’abord dans le monde universitaire aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne, le domaine des disability studies. Cette expression, n’ayant pas vraiment de traduction simple en français, désigne l’étude du handicap (disability), appréhendé en tant que phénomène social, culturel et politique. Contrairement aux approches cliniques, médicales ou thérapeutiques du handicap, les disability studies se concentrent sur les façons dont le handicap est défini, façonné et représenté dans la société en rejetant la perception du handicap comme une déficience fonctionnelle qui limite les activités d’une personne. Depuis cette perspective, le handicap n’est pas une caractéristique existant dans une personne ou un problème inhérent à l’individu qui devrait être « réparé » ou « guéri ». Le handicap est plutôt considéré comme une construction trouvant sa signification au sein d’un contexte social et culturel spécifique.
2 Le terme « technologie d’assistance » est une expression générique qui recouvre les systèmes et les services liés à la prestation de produits et de services d’assistance. Les aides auditives, les fauteuils roulants, les technologies d’aide à la communication, les lunettes, les prothèses, les piluliers et les aides à la mémoire sont tous des exemples d’aides techniques. (Adapté de la définition donnée par l’OMS).

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