Nos nuits à Radio Debout

Depuis le 6 avril 2016 – ou 37 mars selon le calendrier propre au mouvement Nuit Debout – et jusqu’au mois de juin, Radio Debout a émis tous les soirs depuis la place de la République à Paris. Après une pause, la radio est revenue de manière ponctuelle sur la place depuis le 31 août. Cette antenne indépendante et éphémère est portée par un collectif protéiforme et ouvert. Des professionnel·le·s de radio y changent de rôle, des novices se forment sur le tas. Le pouls de Radio Debout bat au rythme de la place, s’en émancipe parfois et la transcende en tant que micro-laboratoire de construction sociale. Journal de bord à plusieurs voix du premier mois de cette aventure humaine et radiophonique hors du commun.

Propos recueillis et agencés par Clément Baudet. Dessins originaux d’Antoine Blanquart.

RADIO DEBOUT geste fondateur et touristique © Antoine Blanquart

Dessin d’Antoine Blanquart réalisé le 37 mars et immédiatement adopté comme emblème de la radio.

#37mars

— Un tweet a été publié dans l’après-midi : une radio va émettre ce soir depuis la place de la République où Nuit Debout s’est installée depuis le 31 mars. On se rencontre en arrivant. Tout le matériel tient dans un sac. On empile quelques palettes pour installer un ordinateur portable, une carte son et une table de mixage. Sur le moment, tout s’improvise. Il est 18h, l’assemblée générale de Nuit Debout va bientôt commencer : on se branche au groupe électrogène de la logistique et on tire un câble jusqu’à l’enceinte pour récupérer les paroles qui commencent à se succéder au micro. Puis, à quelques mètres de là, sous une bâche tendue à la hâte, on se met à alterner la diffusion de l’assemblée générale et les interviews autour du plateau. Le tout est diffusé en direct sur Internet grâce à une « clé 4G ». C., B. et A. se connaissent depuis longtemps, ce sont elle et eux qui ont apporté le matériel. E. travaille dans une radio à Marseille, il est à Paris toute la semaine.

Ça s’active autour du plateau, on court dans tous les sens, d’un côté à l’autre de la place, pour faire venir des intervenant·e·s des différentes commissions de Nuit Debout. Ce soir là, Sam de la cantine et Angela de l’infirmerie racontent comment ces deux espaces s’organisent et de quoi ils ont besoin. Victor, étudiant en lutte de Paris 8, fait le point sur les actions des jours à venir. On rameute un groupe de choristes déambulant sur la place pour chanter des chansons communardes à l’antenne. C’est l’euphorie de la première fois, tout le monde se relaie au micro comme à la technique. Avec l’envie de documenter ce qu’il se passe ici et maintenant. En se marrant, on essaye quelques « virgules » en direct. Radio Debout vient de naître. Il n’y a pas assez de casques pour tout le monde autour du plateau et aucune enceinte pour permettre aux gens autour de nous d’écouter. Un peu avant minuit, on clôture la première soirée de Radio Debout en même temps que l’assemblée générale. Puis il faut démonter et tout ranger. Le matériel est stocké chez C., qui vit au sixième étage à quelques pas de la place de la République. Toute la soirée sur le tchat de Mixlr [NDLR : plateforme de diffusion utilisée par Radio Debout], les auditrices et les auditeurs réagissaient à l’AG et commentaient l’émission en direct. En rentrant chez moi, je vois qu’ils sont encore une bonne centaine à continuer d’échanger alors que Radio Debout est « off air » depuis une heure.

#38mars

— Rendez-vous à 18h sur la place. C. et L. arrivent avec un banc et des chaises empruntés à un bar de l’avenue de la République qui deviendra vite l’un des QG de la radio. Dans l’après-midi, T. a fabriqué quelques virgules et jingles pour l’antenne : on habille peu à peu Radio Debout. Cahier et stylo à la main, C. prend les numéros de celles et ceux qui veulent parler, puis on essaye de caler tout ça dans un planning mouvant, en se laissant toujours surprendre par l’énergie de la place qui bouge sans cesse. C’est un défilé permanent. On diffuse un peu de l’assemblée générale, des interviews en plateau et les premiers reportages envoyés aujourd’hui par le réseau Radio Campus et le collectif nantais le Bruitagène. On invite les musicien·ne·s à venir jouer et à réaliser des jingles en direct. J’aime cette radio libre et collective qui s’invente en se faisant, « do-it-yourself », hors les murs, hors des cadres. Sous la bâche, on a tou·te·s les yeux qui brillent. Incroyable mélange de passionné·e·s de radio, professionnel·le·s ou non, qui s’affairent ensemble pour une antenne commune, construite au débotté. Issu·e·s de radios associatives (Fréquence Paris Plurielle, Radio Grenouille, le réseau Campus), permanent·e·s et pigistes à Radio France, RFI et Radio Nova, tou·te·s ensemble on casse les codes et on travaille dans un joyeux bordel. Les reporters font de la technique et les technicien·ne·s passent de l’autre côté du micro…

Les idées fusent et ça tourbillonne autour de la petite console de Radio Debout : « Qu’est-ce qui vient après ? » ; « J’ai le numéro d’une fille de la commission “action”, je l’appelle. » ; « Des gens du jury citoyen peuvent venir expliquer leur démarche. » Le documentariste Nicolas Philibert passe par là, on l’attrape pour une interview. Une heure après ce sera le philosophe Jean-Luc Nancy. E. a rencontré Mohammed, un jeune de Côte d’Ivoire tout juste arrivé en France. D’origine algérienne et régularisé depuis peu, Salim fait la queue à la distribution des Restos du Cœur organisée sur la place. Ils se rencontrent autour de la table et finissent tous les deux par dialoguer au micro. Fabriquée sur place, en plein lieu de passage, Radio Debout crée un espace de rencontres où des paroles peuvent enfin surgir. Sans contrôle, sans filtre, laissant place à la surprise et à l’inattendu.

J’aime cette radio libre et collective qui s’invente en se faisant.

— Ce soir-là, j’avais mon ordi sur moi et je venais faire du son pour Fréquence Paris Plurielle. Sous la bâche, j’ai reconnu plusieurs personnes rencontrées lors de la grève de Radio France en 2015. J’ai commencé à monter sur place et mon reportage a été diffusé dans la foulée sur Radio Debout. C’est un peu l’utopie de la radio que j’imagine, simple, libre et spontanée. On vient tou·te·s avec notre culture radiophonique et on trouve ici un terrain où apprendre les un·e·s des autres. On est constamment dans le faire. Je ne suis pas forcément d’accord politiquement avec tout le monde, mais on se retrouve à travers la pratique de la radio – ça n’aurait sans doute pas été le cas dans un autre contexte.

RADIO DEBOUT FRAISIER recadre © Antoine Blanquart

#39mars

— Nos nouveaux voisins s’installent à côté de nous : TV Debout vient de voir le jour. Sous la bâche, Radio Debout commence une nouvelle soirée. Ici, j’ai l’impression d’ouvrir la porte à des gens qui n’auraient jamais pris le micro si je n’avais pas été là. Les gens s’aperçoivent aussi du pouvoir de cet outil local qu’est la radio. Sur la place et ailleurs, plein de gens m’ont dit : « Ne lâchez pas, vous donnez le ton du mouvement ». Et ça, ce n’est pas rien.

— La première semaine, on debriefait tous les soirs après l’antenne autour de quelques bières. On ne savait pas trop comment continuer, on se disait : « Demain, il faudrait essayer ça, diffuser plus (ou moins) d’assemblée générale, inviter des intellectuel·le·s, les confronter à des militant·e·s… ». Les discussions étaient animées, on ne savait pas vraiment où on allait, mais on a trouvé peu à peu un équilibre en tâtonnant.

Je suis entré dans la bande en cinq minutes et depuis, je n’ai pas décroché.

#40mars

— C’est samedi soir. Niveau installation, on commence à être bien rôdé·e·s. Finies les palettes, on a récupéré une table ronde pliable, une planche et deux tréteaux. « On s’embourgeoise ! », s’amuse C.. On a entendu sur la place que Radio Debout était la radio « officielle » du mouvement et ça nous amuse beaucoup. Cette radio s’est montée spontanément, sans lien direct avec la commission « communication » ou le media center qui a vu le jour depuis. À la prise d’antenne, on fait semblant de s’engueuler : « Est-ce que Radio Debout est la radio officielle d’un mouvement non-officiel ? Ça n’a aucun sens. Et bien alors, que les auditrices et auditeurs nous écrivent ce qu’elles et ils en pensent ! »

La manifestation qui se termine à Nation dégénère. Les CRS bloquent des manifestant·e·s sur la place, les lacrymos fusent. On appelle un des reporters de Radio Debout sur place qui nous explique la situation en direct par téléphone.

— Hier, j’écoutais Radio Debout et j’ai entendu un appel : « On manque de haut-parleurs, on n’arrive pas à s’entendre et on aimerait bien diffuser l’émission autour du plateau ! » Le lendemain, je suis passé avec l’enceinte que j’avais chez moi. C. m’a accueilli avec un grand sourire : « Viens au micro, c’est génial que tu nous apportes ça ! » Je n’avais pas très envie de parler à l’antenne, mais j’ai répondu que si la radio avait besoin d’aide, j’étais technicien et je pouvais aider. Je suis entré dans la bande en cinq minutes et depuis, je n’ai pas décroché. De la technique au micro, c’était un baptême du feu à chaque fois que j’ai changé de poste. Il y a quand même plusieurs centaines de personnes qui écoutent, faut pas déconner ! Depuis, j’y suis tous les soirs. Heureusement que j’ai une fille, ça m’oblige parfois à faire autre chose ! La radio m’a bercé toute mon enfance. En 1989, j’avais fait du « pousse-disques » sur Radio Espace dans le Val d’Oise, mais c’était ma seule et unique expérience avant Radio Debout.

Une habitude qu’on prend rapidement : continuer d’émettre, coûte que coûte, avec toujours la même énergie.

— Grâce à J., on peut enfin écouter Radio Debout autour du plateau sans les casques ! Les passant·e·s s’arrêtent, tendent l’oreille, un petit attroupement se forme autour du plateau. Tout le monde écoute attentivement ce qu’il se passe à quelques kilomètres à peine, à Nation. Ce soir, Radio Debout va aussi prendre des nouvelles d’ailleurs : on appelle des participant·e·s aux Nuits Debout de Nantes, Rennes, Bruxelles, Berlin, Montpellier et Fond de France, pour prendre le pouls et rassembler des voix bien au-delà de la place. On branche les téléphones via mini-jack et on les colle aux micros pendant les interviews. Soudain, le générateur lâche, plus d’électricité. Je dégaine mon téléphone portable et on continue la diffusion avec notre « antenne de secours ». Une habitude qu’on prend rapidement : continuer d’émettre, coûte que coûte, avec toujours la même énergie, malgré les cafouillages et les ratés qui font partie du tout.

— Ce soir là, la philosophe Marie-Josée Mondzain et le collectif La Quadrature du Net sont venu·e·s parler au micro.

Deux auteurs de science-fiction, Alain Damasio et Norbert Merjaman sont aussi sur la place. Ils expliquent leur projet d’écriture d’anticipation politique (1000 jours en mars) imaginant les prochaines semaines du mouvement Nuit Debout. S. décide d’en faire de courtes fictions pour l’antenne. Elle fait lire ces textes par des gens sur la place et on les diffuse à la radio. Autour de 23h, quelqu’un à l’assemblée générale appelle à une manifestation sauvage. Une bonne partie de la place se lève pour se rendre devant le domicile du premier ministre. « Paris ! Debout ! Soulève-toi ! » crie la foule. L’antenne continue et s’improvise. Par téléphone, on prend des nouvelles des camarades parti·e·s dans la manifestation.

#41mars

— J’ai entendu qu’une radio s’est montée sur la place de la République. Ce soir je suis venue spécialement pour aider. Ça fait longtemps que je rêve de faire de la radio. Sous le panneau « Radio Debout » dessiné à la main et accroché avec des cordes à la bâche, je rencontre l’équipe qui gravite autour de la console. Je ne connais personne, je demande comment rejoindre l’aventure : « On a besoin de gens, tu es la bienvenue ! ». Au départ j’observais sans savoir vraiment quoi faire, puis j’ai géré le diffuseur et j’ai commencé à accueillir les gens qui voulaient prendre la parole. Le lendemain, je me suis retrouvée pendant presque une heure à animer l’antenne avec O.. C’était génial et spontané.

Dessin : Antoine Blanquart pour Syntone

#42mars

— Lundi matin la police a évacué la totalité de la place. Plus une bâche ni aucun barnum sur la République. En fin d’après-midi, malgré l’autorisation de la préfecture, la police empêche l’entrée du matériel de sonorisation. Privée d’électricité, Radio Debout commence à diffuser avec un simple téléphone et pendant plus d’une heure commente à plusieurs voix la situation. La foule entonne « Libérez la sono, libérez la sono ! ». Les flics se font « nasser » par les participant·e·s de Nuit Debout puis, contraint·e·s de reculer, laissent passer le matériel. On commente ça en direct, comme un match de foot, j’ai l’impression d’être dans La Commune de Peter Watkins !

Je suis tombé amoureux de la radio et je redoute la fin du mouvement, le moment où l’on va se dire que faire de la radio ici n’a plus de sens.

— J’aime ce qui se joue dans cette manière de fabriquer la radio au quotidien. Il y a des relations très fortes qui se sont créées au sein du groupe. Nuit Debout a quelque chose de terriblement énergisant mais j’ai l’impression que pour moi, la radio a éclipsé le mouvement. Je suis tombé amoureux de la radio et je redoute la fin du mouvement, le moment où l’on va se dire que faire de la radio ici n’a plus de sens.

— Dans la semaine, j’étais venue parler sur Radio Debout des lectures post-coloniales qu’on organisait sur la place avec des ami·e·s. J’avais trop envie de revenir. Ce soir-là, je suis passée et j’ai entendu qu’ils cherchaient quelqu’un·e pour faire l’interview d’une militante du mouvement canadien Idle No More. C’est un sujet relié à ma thèse que je connais très bien. Et voilà comment je me suis retrouvée au micro.

#43mars

— Ce soir, des CRS provoquent l’indignation de la place en jetant aux égouts une gamelle de mafé préparée par la cantine. K. est là avec son micro et enregistre la discussion, tout en y prenant part, pour essayer de convaincre les CRS de rejoindre Nuit Debout. Ce jour-là, on rencontre aussi Lena, une gardienne de la paix, auditrice de Radio Debout, qui sort de son devoir de réserve et revient sur les violences policières. Les deux reportages sont diffusés le lendemain.



#44mars

— Ce soir, Radio Debout est retransmise sur le 106.3 FM de Fréquence Paris Plurielle. On est plusieurs bénévoles de cette radio associative à gérer l’antenne, et les émissions habituelles du mercredi soir sont réalisées en direct sur la place, alternant toujours de temps à autre avec l’assemblée générale. Pour une fois, les différentes équipes de la radio se croisent et se rencontrent. C’était quelque chose qui avait disparu et qui se recrée ici.

— On était tellement dans le faire au quotidien qu’il m’a fallu quinze jours pour me rendre compte qu’on avait quand même monté une radio qui émet depuis une place publique et que ce n’est pas rien ! Tous les soirs, on diffuse sous cette bâche qui nous abrite de la pluie et qu’on entend d’ailleurs souvent à l’antenne. À la nuit tombée, on y suspend des guirlandes qui éclairent le plateau d’une belle lumière.

RADIO DEBOUT on aere © Antoine Blanquart

#45mars

— Un mec sur la place propose de nous donner un émetteur FM pour diffuser en pirate autour de la place. Continuité naturelle : occuper le territoire et occuper les ondes. L’idée est excellente mais ne fait pas l’unanimité dans le collectif. Le dispositif technique n’est pas si simple à mettre en place (il faut tirer l’antenne) et certain·e·s craignent que ça attire des problèmes à la radio. Finalement on refuse poliment le matériel. Sur ce coup-là, je trouve Radio Debout bien sage et peut-être un peu trop frileuse.

Comme tous les soirs, il faut garder un œil sur le matériel (comme TV Debout, on s’est fait voler un sac ou deux au tout début). Armé·e·s d’un grand sourire, il faut gérer les mecs un peu éméchés, les poètes insatiables qui veulent absolument passer à l’antenne, les slammeurs peu inspirés ou les gens en mal de reconnaissance qui souhaitent à tout prix s’exprimer pour ne pas dire grand chose.

#47mars

— Au départ, on foirait toutes les prises d’antenne. Pour ouvrir, certain·e·s se sont mis·es à improviser un indicatif Radio Debout sur l’air de la Symphonie du Nouveau Monde. La soirée est ponctuée de plusieurs coupures de courant, je dégaine le téléphone au quart de tour pour lancer « l’antenne de secours ». Sur la place, j’enregistre des jeunes rappeurs qui s’amusent à faire des jingles improvisés. Ce soir, la radio PFM rediffuse Radio Debout toute la soirée sur leurs ondes FM à Arras.

Radio Debout s’essaye à une nouvelle forme : la balade. Pour clôturer l’antenne, C., L. et A. partent avec le téléphone, notre antenne mobile, et déambulent sur la place pour commenter leurs rencontres fortuites. Ils interrogent la serveuse de l’hôtel cinq étoiles à vingt mètres de la radio, puis ressortent parler au vendeur de sandwichs installé sur la place et vont interroger les CRS postés à l’angle de la rue du Faubourg du Temple. C’est beau, mobile et tellement vivant.

#48mars

— Après onze jours de radio fabriquée au quotidien, on se rassemble à une petite vingtaine dans un appartement pour la première réunion de Radio Debout. Pour beaucoup, c’est la première fois qu’on se voit hors de la place et du rush de l’antenne. Un moment bienvenu pour aborder les questions de fond et d’organisation. Pour tenir sur le long terme sans s’épuiser, le collectif approuve la prise d’antenne à partir de 20h au lieu de 18h depuis le début. Dans un document partagé, on élabore les tâches et les rôles attribués selon les jours et les tranches horaires : montage / démontage / référent·e antenne (qui centralise les infos et donne le rythme) / animation / technique. Chacun·e peut ensuite programmer des invité·e·s et des sujets à aborder selon ses envies et les évènements du jour. Pour la ligne éditoriale, on décide de continuer à se faire confiance de manière organique. Mais comment se positionne la radio ?

À tour de rôle, chacun·e prend à la parole : « Radio Debout est le porte-voix du mouvement et de la pluralité de ses points de vue. » ; « Ce n’est pas une radio de propagande, mais une radio de documentation. » Quelqu’un lance : « Radio Debout, c’est plutôt les oreilles de la place de la République : on écoute ce mouvement avec les sensibilités de celles et ceux qui font l’antenne au quotidien. Certain·e·s sont politisé·e·s, d’autres non… » Je crains que la radio s’enferme et se limite à de la parole militante et que, comme Nuit Debout, elle reste trop dans l’entre-soi. Comment peut-on continuer d’ouvrir l’antenne à d’autres personnes ? « J’ai peur qu’en s’organisant trop, on perde la spontanéité et le côté foutraque que j’aime tant. » Doit-on se poser la question de la « crédibilité » de l’antenne ? « Il faut faire entendre les voix divergentes, les riverain·e·s, les voisin·e·s, celles et ceux qui ne sont pas convaincu·e·s, ni sensibles à Nuit Debout, c’est là notre force ! » ; « On devrait déplacer la radio à Lyon, à Rennes ou à St Denis où se tient une Nuit Debout. » ; « Il faudrait plus de reportages. » ; « Mais aussi plus de femmes à l’antenne, la parité n’est pas vraiment respectée ! » ; « On devrait organiser des formations pour partager nos compétences, en prise de son, interview, technique ! »

Suite aux nombreux articles sur « les médias de Nuit Debout », présentant Radio Debout comme la radio « officielle » du mouvement, on publie un mini-communiqué sur les réseaux : « Radio Debout est une radio éphémère et indépendante créée à l’occasion de Nuit Debout. Elle n’est pas créée par l’organisation de Nuit Debout. L’antenne documente, témoigne et diffuse les regards, créations et sensibilités de ses bénévoles ».

À 18h, on se met en route pour la place. Ce soir-là, la commission « animation » vient faire passer un message à l’antenne : « On a besoin d’un lecteur Blu-ray pour projeter un documentaire ce soir sur la place ! » Dix minutes plus tard, c’est une auditrice de Radio Debout, la soixantaine, qui vient apporter le matériel.

Un mec s’approche de notre petit studio :  « J’écoute Radio Debout quand je suis pas ici, pour être avec Nuit Debout. C’est une radio d’une qualité que j’avais oublié, comme des tomates qui te rappellent le goût de ton enfance. Des interviews où vous coupez pas les gens, où vous les amenez pas sur un terrain déjà prévu à l’avance… Bravo, continuez ! »

Je crains que la radio s’enferme et se limite à de la parole militante et que, comme Nuit Debout, elle reste trop dans l’entre-soi.

RADIO DEBOUT phare repu © Antoine Blanquart

#49mars

— En se cotisant, on rassemble une centaine d’euros pour acheter un générateur. Radio Debout est désormais autonome niveau électrique ! Ce soir, Timbre FM, une radio associative, retransmet Radio Debout sur le 107.6 FM à Augan, au fin fond de la Bretagne.

— Depuis mon arrivée à Radio Debout, je suis revenue tous les soirs. J’aime trop être là, il y a quelque chose d’addictif à fabriquer cette radio tous les soirs ensemble. Dans les dernières secondes d’antenne, toute l’équipe applaudit autour du plateau. J’aime beaucoup ces moments-là, c’est une manière de se dire qu’un soir de plus, on a réussi à tenir l’antenne. On range le générateur, les câbles, les casques, les micros et l’enseigne lumineuse de Radio Debout jusqu’au lendemain – tout rentre dans une carriole de vélo qu’on nous a prêtée. « Qui garde les clés ? » ; « Je m’occupe des podcasts ? » On prend l’habitude de partager un verre ensemble dans l’un des bars de la rue du Faubourg du Temple.

#58mars

— Invitée par l’émission Megacombi de Radio Canut, une petite équipe de Radio Debout se délocalise à Lyon pour la soirée. Installée sur la place Guichard, Radio Debout émet sur le 102.2 FM de Radio Canut et sur le web. On les appelle depuis Paris pour faire des comptes rendus de la soirée par téléphone. Radio Debout Partout !


#59mars

Premiers tirs de lacrymos, la commission « accueil et sérénité » nous conseille à plusieurs reprises de plier le matériel. On range et on continue au téléphone.

— Un immense château de palettes est en construction sur la place et une nouvelle banderole a été accrochée à la statue de la République : « #OnOccupeMieuxQueÇa ». Vers 23 heures, un appel à la dispersion est prononcé à l’assemblée générale. Les CRS postés aux coins de la place risquent d’évacuer à tout moment. Est-ce que Radio Debout reste jusqu’à minuit pour clôturer l’antenne ? Une fois encore, on improvise. A. nous apporte sur une clé USB de fausses pubs sur les drones et la police qui passent direct à l’antenne. On se marre. Premiers tirs de lacrymos, la commission « accueil et sérénité » nous conseille à plusieurs reprises de plier le matériel. On range et on continue au téléphone. Sur le fil, on sait que ce ne sera bientôt plus possible, mais on continue malgré tout.

#61mars

— Ce soir, c’est la deuxième fois que des centaines de musicien·ne·s et de choristes d’Orchestre Debout se réunissent au pied de la statue de la République. La nuit tombe et je repère les chef·fes d’orchestres à leurs baguettes lumineuses. Radio Debout retransmet le concert en direct.

#62mars

— C’est le 1er mai et des brins de muguet traînent entre les micros. Radio Debout émet exceptionnellement pendant douze heures, de minuit à minuit. Au soleil sur la place, le groupe Architectes Debout a même construit un dôme autour de la radio. Toute la journée, les invité·e·s défilent. On fait le point sur la manifestation de l’après-midi et les violences policières, un collectif de rappeurs anime une heure d’émission, puis on appelle la Grèce. Les philosophes Jacques Rancière et Michel Serres passent eux aussi au micro de Radio Debout. Le collectif la Radio cousue main réalise une performance en direct avec des gens de la place. Au fur et à mesure que la soirée avance, la tension monte. Certain·e·s cherchent à casser des vitrines aux alentours. Les CRS gazent une première fois et de la lacrymo se dissipe autour de nous. L’assemblée générale continue et la radio poursuit la soirée. Mais la tension monte à nouveau entre des manifestant·e·s énervé·e·s et les CRS. La place se vide rapidement, un appel à la dispersion est prononcé, les stands sont rangés à la hâte. On se met à craindre pour le matériel en cas d’affrontement. Tout le monde n’est pas d’accord pour plier : « On continue de diffuser au téléphone, non ? C’est le rôle de la radio de documenter ce qui se passe ici… » Finalement, on arrête la diffusion autour de 23h et en cinq minutes tout le matériel est rangé dans la carriole de vélo, juste avant le tir de nouveaux gaz.

#69mars

— Aujourd’hui on annonce à l’antenne l’existence, dans la Maison du peuple occupée depuis quelques jours à Rennes, de Radio Croco, une radio pirate qui émet sur les ondes FM. À Lyon, une Radio Debout a commencé à émettre tous les soirs sur le web et d’autres Radios Debout sont en train de naître à Lannion et à Toulouse.

#88mars et #89mars

— Radio Debout part à Rennes pour une antenne commune avec Radio Croco. Le petit studio improvisé dans le bar Les Papiers Timbrés, on documente la soirée de réoccupation de la Maison du peuple. Radio Croco rediffuse l’émission sur le 100.3 FM via un émetteur pirate. Partout dans la ville, des graffitis mentionnent la fréquence de Radio Croco. La localisation de leur studio doit rester secrète. Les animatrices et les animateurs de Radio Croco ont peur d’être identifié·es. Parano ambiante.

RADIO DEBOUT pour rire © Antoine Blanquart

#106mars

— Aujourd’hui, on diffuse via des téléphones portables au cœur de l’énorme manifestation du 14 juin contre la loi travail qui s’étend de la place d’Italie jusqu’aux Invalides. Plusieurs reporters sont postés dans le cortège de tête et dans les bords du mouvement pour décrire en direct ce qui s’y passe interpellant les manifestants, des street-médics et des dockers de Rouen. Slogans de la foule, tirs de lacrymos et canons à eau, immersion radiophonique dans un cortège en colère.

#115mars

— Radio Debout couvre en direct au téléphone la manifestation du 23 juin. Le dispositif de sécurité est impressionnant et je me fais fouiller plusieurs fois par les forces de l’ordre en me rendant sur place. Suite aux violences du 14 juin, le cortège est cantonné à tourner autour du bassin de l’Arsenal à Bastille.

Que faire de ce projet radiophonique collectif et spontané ? Qui peut se revendiquer de Radio Debout et décider de diffuser depuis une manifestation ou un autre évènement social ?

#118mars

— On se réunit entre membres du collectif pour faire le point. Le mouvement s’essouffle place de la République et les forces vives, disponibles et motivées pour faire l’antenne commencent à s’épuiser… Que faire de ce projet radiophonique collectif et spontané ? Après plusieurs mois d’antenne, certain·es regrettent que Radio Debout soit devenue uniquement une radio de lutte : « On n’entend plus que des paroles qui vont dans un seul sens. Aujourd’hui c’est du rabâchage : il n’y a plus de réflexion ni de débat. L’ADN de Radio Debout, c’est que c’est une radio totalement hétéroclite. » D’autres aimeraient bien poursuivre l’aventure, transformer la radio en un média plus pérenne, dépassant Nuit Debout, documentant toutes les luttes, une radio plus construite qui pourrait, peut-être aussi, être financée. Faudrait-il monter une association ? Qui peut se revendiquer de Radio Debout et décider de diffuser depuis une manifestation ou un autre évènement social ? Autant de questions discutées dans un collectif qui se veut horizontal et inclusif. Finalement, la radio opte pour une mise en veille de l’antenne pendant l’été, en attendant l’actualité sociale de la rentrée et une potentielle reprise de Nuit Debout.

… 31 août

Mercredi 31 août, les bâches et les barnums ont été réinstallés sur la place de la République. L’assemblée générale est de retour. Nuit Debout fait sa rentrée et Radio Debout reprend du service. Le 4 septembre 2016, la radio rediffuse en direct un nouveau concert d’Orchestre Debout. La suite de cette aventure humaine et radiophonique reste à écrire…

Cet article est d’abord paru dans le n°6 des Carnets de Syntone. Abonnez-vous par ici !

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