Luttes et création à Radio France

Depuis le 19 mars 2015, beaucoup de choses ont été dits et écrites sur le mouvement social à Radio France. Puisqu’à Syntone nous sommes des amoureux et des amoureuses de création radiophonique, nous avons été particulièrement attentif·ve·s aux manifestations des personnels de production.

C’est le plus long conflit social de l’histoire de l’entreprise publique, une grève exceptionnelle tout court, dans un contexte insécurisant de crise budgétaire. « Il a été facile de fragiliser volontairement [Radio France] » a écrit hier la productrice de France Culture Aude Lavigne dans une tribune de la revue Hippocampe, relativisant le déficit somme toute « modeste » de l’entreprise, qui fournit surtout au PDG et au gouvernement un prétexte à restructurer la « boîte » en profondeur. Cette apparente fatalité d’économies nécessaires et tout ce que cela induit en termes de diminution d’effectifs, de dénigrement des personnels, de baisse de qualité de travail, est à l’origine d’un malaise qui semble là pour durer car il n’est pas né d’hier. Aude Lavigne suggère que si la qualité des antennes est déjà critique et critiquable, cela s’explique par des économies antérieures ayant conduit à sa détérioration. Nombreux sont les précédants de services publics cassés à petits feux. Radio France semble prise au piège d’un jeu de pouvoir à multiples facettes dont la qualité radiophonique serait dans tous les cas perdante.

Contester et continuer de créer

Dans son billet de blog du 11 avril intitulé Les victoires de la grève à Radio France, le chroniqueur à France Culture Thibault Henneton remarque que, contrairement aux idées reçues qui depuis toujours reprochent aux personnels de Radio France leur conservatisme et leur corporatisme, de nombreuses initiatives créatives – et créatrices de liens entre les personnels et entre les stations – ont éclairé cette grève. Des signaux sonores que vous n’avez bien sûr pas entendu sur les ondes, mais diffusés sur le web, et qui sont précieux pour le public en manque d’information. Citons comme Thibault Henneton les montages et détournements du collectif Le Meilleur des ondes, les collages « pédagos » / syndicalistes ou encore la première émission Vive la radio ! réalisée en catimini le 30 mars et diffusée à l’arrache au téléphone portable – une émission conçue par la SPARF (« société des producteurs associés de Radio France », association inter-chaînes née de cette grève) durant laquelle l’engagement et le « désir de radio » étaient palpables et vraiment communicatifs.

Créatrices, créateurs : précaires et jetables

Un des sujets fondamentaux mis au jour par la grève à Radio France est le rôle des précaires dans la mécanique de cette grande entreprise de l’audiovisuel public. Documentaires, créations… ces émissions que nous passons régulièrement en revue dans nos colonnes, dont nous soutenons la présence dans les grilles de la radio publique et dont nous voudrions le développement, sont fabriquées par des équipes, et sont notamment conduites par des « producteurs-trices délégué·e·s », non-salariées, payées au cachet. On peut y ajouter les auteur·e·s de fiction, les comédien·ne·s et autres travailleur·se·s artistiques extérieur·e·s… (sans parler de la situation sidérante des jeunes journalistes).

Parmi ces collaborateurs-trices occasionnel·le·s, Béatrice Leca, écrivaine, pointe la raréfaction programmée des espaces de création : « J’ai commencé à produire des documentaires il y a presque vingt ans. C’était toujours difficile, hasardeux, mais lorsque je me suis entendue répondre, lors de la dernière proposition, que les grilles étaient bouclées pour les six prochains mois, je me suis un peu découragée. (…) Je me demande à partir de quel moment on se sent vraiment de trop, même quand la radio nous manque. » La création radiophonique est-elle encore bienvenue ou plus que jamais condamnée à mendier sa place ? Béatrice Leca met le doigt sur un sentiment diffus, un sujet tabou depuis des années qu’on évoque avec difficulté, de peur de fragiliser encore davantage les personnes qui défendent la création en interne. Est-on encore autorisé à œuvrer à la radio ? C’était, en substance, ce que l’affaire Alain Veinstein nous inspirait il y a quelques mois, mais au-delà du cas particulier de cette « vedette » bien installée, c’est bien la question qui se pose aujourd’hui à quiconque désire obtenir les conditions nécessaires pour travailler avec l’outil radiophonique « pour de vrai ».

Auditeurs et auditrices de profession ou pas

Le 25 mars, quelques jours avant de décider de créer la SPARF, des productrices et producteurs de Radio France ont publié une « lettre ouverte aux auditeurs » intitulée Cette grève est pour vous. Malgré une intention louable, celle de délivrer un message d’information au public qui était privé de programmes depuis plusieurs jours, son titre est maladroit, car défendre ses conditions de travail pour soi avant tout est légitime. Mais surtout, cette lettre distingue des producteurs d’un côté et des auditeurs de l’autre. La relation entre les professionnel·le·s de Radio France et leur public est partie prenante d’un système profondément ancré, une dichotomie en apparence difficilement dépassable pour ces « missionnaires » malgré eux, malgré elles, chargé·e·s d’ « informer, éduquer, distraire » (qui ? les masses populaires ?) comme le proclame la devise un peu vieillotte ornant le fronton du cahier des charges de Radio France.

Remettant le couvert le 7 avril, en public et hors des murs de la Maison ronde cette fois, la SPARF a cette fois raté sa deuxième émission Vive la radio. Auditeurs et artistes invités à s’exprimer servirent plutôt de faire-valoir à des grévistes en tel besoin de réconfort qu’ils et elles en oubliaient la formidable possibilité de dialogue que permet le médium radiophonique, surtout lorsqu’il se trouve libéré de contraintes de format ! À la décharge de la SPARF, nous qui observons le mouvement seulement de l’extérieur, nous pensons voir dans cette déconfiture l’image oscillante que l’on devine des humeurs intérieures : la déprime qui succède à l’enthousiasme, la colère à l’espoir, des hauts, des bas… beaucoup d’émotions contradictoires. La sérénité n’est pas encore au programme, et il est vrai que l’urgence d’une crise n’est jamais propice à l’auto-critique. Et pourtant !

Une autre radio (de service public) est-elle possible ?

Il y a d’autres façons d’envisager la radiophonie. La vision hiérarchisée d’un service public rendant « service » à ses usager·e·s se situe totalement à l’opposé de l’esprit des radio libres, qui s’inscrit dans le droit des personnes à créer des radios en association. Bien que parfois les différences entre les stations publiques et certaines radios associatives ne soient pas toujours audibles (surtout du fait de la professionnalisation de nombre d’entre elles), leur utopie concrète réside toujours dans cette idée simple : tout un chacun peut passer d’un côté ou de l’autre du micro et rien que cela peut être intéressant, formateur, divertissant, épanouissant. Dans ce type de radio, la forme prime moins que la relation entre émetteur et récepteur.

Nous sommes étonné·e·s que les initiatives hors-normes de la SPARF n’aient pas été réalisées et diffusées avec une ou plusieurs radios libres. Y a-t-on seulement pensé ? Qui se l’interdit ? Canal Sud (Toulouse), FPP (Paris) ou Radio Canut (Lyon) se sont pourtant tournées vers le conflit, en proposant des reportages fouillés (et créatifs !).

Passer du côté du récepteur à celui de l’émetteur est aussi possible à la radio d’État : c’est ainsi que l’on peut proposer un projet et devenir « producteur-trice délégué·e » de documentaire ou de création radiophonique. Mais c’est une opportunité totalement méconnue du grand public et, comme le suggère Béatrice Leca, de plus en plus réservée à quelques chanceux·ses seulement.

Lutter, c’est créer. Créer, c’est lutter

La difference c'est l'independance (CC by-nc Ludovic Hirlimann)

La différence c’est l’indépendance, publicité sur la façade de la Maison de la Radio en 2008 (CC by-nc Ludovic Hirlimann)

Dans le même billet cité plus haut, le chroniqueur Thibault Henneton note avec humour que, bien que les personnels se parlent d’une façon nouvelle et s’organisent entre eux depuis la grève, « Radio France ne s’est toujours pas transformée en SCOP » (société coopérative et participative), tout en proposant de réfléchir à de futures actions où l’antenne serait prise « sans demander la permission ». En ce vingt-septième jour de conflit, tandis que le recours à un médiateur a échoué, la situation est loin d’être apaisée et nous pensons à l’inconfort de celles et ceux de Radio France qui supportent – quel que soit le sens du terme – la grève au quotidien.

Nous espérons que, lorsque le travail aura repris, les organisations du personnel, telles la SPARF et d’autres, sauront continuer à faire entendre leurs voix et à mener les multiples combats à venir, au sein des chaînes, envers et contre leurs directions respectives, pour une autre politique d’antenne et pour l’amélioration de la qualité radiophonique.

9 Comments

  • Jacques dit :

    Il y a quelques jours,Telerama dans les pages « radio » de sa version web posait cette question à ses lecteurs/auditeurs:

    « Que représente pour vous la radio de service public? »

    De ton côté, tu questionnes le rôle de la radio en te demandant si « informer, éduquer, distraire » n’est pas de nos jours une formule « un peu vieillotte »…mais vieillotte pour qui mon cher Etienne?
    Pour quelqu’un de ma génération (celle du baby-boom) n’ayant de surcroit pas eu la possibilité d’étudier je réponds sans hésiter « non » pour ce qui est de la formule jugée vieillotte car la radio est encore aujourd’hui un outil merveilleux d’éducation populaire – au même titre que peut l’être la télévision si on lui en donne les moyens. Je reproduis approximativement [paresse oblige] la réponse que je donne à la question posée par Telerama mais qui peut très bien convenir à ton propre questionnement.

    Je cite: Le rôle de la Radio de service public a été et reste pour moi celui d’une Université Populaire qui a permis à des gens de mon rang [en clair non-instruits] d’accéder au savoir et à l’enrichissement de soi. A travers fictions, documentaires et reportages, la Radio publique s’est montrée capable de métaboliser le savoir pour le rendre accessible au plus grand nombre tout en accédant à ce qu’il est convenu de nommer [ce n’est pas de moi] « L’art-Radio ». Je pense de manière sincère que la Radio de service public, parce qu’elle a été voulue libre de contraintes commerciales, a pu précisément prendre le temps d’ élever ce qui n’était qu’une technique de diffusion par les ondes au rang d’un Art consommé. Citer ici le nom de Pierre Schaeffer comme un de ceux qui ont assigné à la Radio de nobles tâches ne me semble pas superflu. Ses continuateurs sont de nos jours encore nombreux et je mets à profit cette petite tribune qui nous est donnée pour les remercier de tout coeur. [Fin de citation]

    Je veux donc redire ici que le cours de ma vie a été un enchantement continuel du point de vue de la connaissance grâce à la radio de service public [j’inclus dans cette appréciation les cours diffusés également par Radio-Sorbonne ] ainsi je conclus [provisoirement] mon propos avec cette réponse: non, la formule n’est pas vieillotte et les besoins d’une éducation populaire de haut niveau restent vrais de nos jours.

    Rien à voir avec le propos qui précède mais je ne serai pas venu pour rien, j’ai adoré la mise en voix par Daniel Martin-Borret de son texte publié dans le premier Carnet de Syntone. Vive la fiction !

    • Syntone dit :

      Merci Jacques pour ce témoignage. Je pense quand même que la formule « informer, éduquer, distraire » est vieillotte, même si ce qu’elle représente peut aujourd’hui être toujours pertinent. Vieillotte ou pas, c’est surtout juste une formule qu’il faudrait éclaircir et développer car chaque partie (ministre, pdg, syndicats) s’y drape indifféremment. Surtout, à tes arguments, j’entends déjà les décideurs rétorquer que les générations changent et n’ont pas les mêmes besoins. Je n’ai pas de réponse à ça – je ne crois simplement pas qu’on puisse comprendre les goûts du public, encore moins le jeune public. (EN)

  • fanch dit :

    La conclusion de ton billet, Etienne, me laisse dubitatif. Cet « envers et contre leurs directions respectives, pour une autre politique d’antenne et pour l’augmentation de la qualité radiophonique. » est surprenant après 27 jours de grève… En effet peut-on imaginer que la Sparf (et d’autres, quelles autres ?) pourra, même avec d’autres organisations syndicales (appelons les choses par leur nom), infléchir les orientations définies par le directeur éditorial de Radio France, Frédéric Schlesinger quand d’abord il y a lieu de faire infléchir plusieurs décisions ou orientations qui remettent en cause la qualité voir la pérénité du service public audiovisuel :
    – verticalisation des moyens de production sans concertation avec les personnels techniques concernés,
    – destruction des studios moyens et externalisation des lieux d’enregistrement pendant le temps des travaux de la porte D (dite porte pharaonique),
    – réhabilitation des cellules rénovées inutilisables,
    – séparation distincte des dépenses de fonctionnement et des dépenses de travaux
    – migration de France Musique de l’ertzien vers le web,
    – idem pour FIP,
    – place des orchestres au sein des chaînes du groupe RF,
    – …
    À partir d’aujourd’hui le médiateur nommé par Fleur Pelerin attaque le versant COM (Contrat d’Objectif et de Moyens) auquel les salariés vont être associés. L’éditorial apparaît forcément en filigrane mais pas en tant que tel et l’on n’a pas souvenir que depuis 52 ans dans cette maison des organisations de producteurs aient pu infléchir la politique éditoriale des directeurs successifs des différentes chaînes de Radio France.

    Tant mieux si la SPARF peut être force de proposition et tant mieux si les directeurs des chaînes concernés s’inspirent de leurs préconisations. Il est bon de rappeler le constant terrifiant que brossait Marion Thiba, ex-productrice à France Culture, en décembre 2011 lors de son intervention à Longueur d’Ondes « en 1995 : 23 heures par semaine de documentaire, en 2000 : 4 heures ». Et en 2011/2012 : 12h30″. CQFD.

    Quant à la qualité radiophonique on peut lancer un séminaire pour sa définition et pour ensuite évaluer les orientations et les renoncements qui depuis le passage au numérique ont abaissé la qualité du service public radiophonique.

    Quant aux producteurs ils font partie d’une chaîne de fabrication mais aussi d’une chaîne éditoriale. Toute la question est de savoir quelle éditorialisation est en œuvre et quelle éditorialisation à venir. Rien n’est joué c’est le moins qu’on puisse dire ou alors côté édotorial tout est joué d’avance et alors là on peut commencer à s’inquiéter.

    • Syntone dit :

      Merci Fañch pour ce long commentaire… pessimiste ? Pourtant, ce que nous sommes nombreux en train de fabriquer en ce moment, toi par tes billets toujours vifs et argumentés, nous ici plus modestement, et surtout les personnels de Radio France (de par ce que nous avons pu entendre, par exemple, grâce aux extraits d’assemblées générales mis en lignes par Le Meilleur des ondes), c’est quand même plus que des vœux pieux, c’est de la pensée en action, et j’ose espérer que tout cela va bousculer durablement le système. Je suis peut-être un rêveur (un naïf ?), c’est vrai que c’est facile à dire de l’extérieur, à l’intérieur c’est sûrement une autre paire de manches, mais j’ai l’impression qu’il y a quand même des lignes qui ont bougé dans les esprits durant ce conflit. Ce qu’on a pu entendre comme productions de grève, réalisés sous le manteau à partir d’enregistrements volés, ou plus simplement hors des protocoles habituels de travail compartimentés et rigides, c’est quelque chose qu’on n’aurait pas pu entendre il y a quelques années. Mais il appartiendrait surtout aux productrices, réalisateurs, techniciennes… de nous répondre, de nous raconter tout cela. (EN)

  • fanch dit :

    Il est une chose de produire des émissions de « grève » une autre d’influer la politique éditoriale, et de ça toi pas plus que moi n’en avons entendu parler en tant que telle. Si les préalables techniques, politiques et financiers ne sont pas levés, je le répète « on ira dans le mur » et dans la rue commerciale qui traversera la maison de la radio de la Porte A à la Porte D.

  • Jacques dit :

    Je lis à l’instant la lettre adressée au Médiateur par les collaborateurs de France-Musique. De cette lettre, j’extrait ce passage à ton intention mon cher Etienne:

    « Conformément à sa mission de service public, et comme les autres chaînes du groupe, France Musique doit avant tout  » Informer, éduquer, distraire. »

    Je me sens tout à coup moins seul à soutenir la formule que tu juges vieillotte :-)

    Comme de plus cette lettre ouverte au Médiateur est tout sauf vainement polémique [ les arguments sont impeccables et déroulés avec intelligence et pertinence ] j’en recommande la lecture au plus grand nombre. C’est un modèle de lettre ouverte qui pourrait guider des plumes moins inspirées par exemple :-)

    • Syntone dit :

      Bonjour Jacques. Pourrais-tu nous mettre le lien vers la lettre des collaborateurs de France Musique, stp ? (Je n’ai pas compris – et nos lecteurs-trices n’auront peut-être pas compris non plus – l’allusion aux « plumes moins inspirées »)

  • Jacques dit :

    Voici le lien en espérant que ça fonctionne.

    http://www.facebook.com/syntonefr/posts/10153766663356124

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