« Le corps d’Ihsane » de Richard Kalisz: J’enregistre la barbarie

En 2016, Richard Kalisz signait Le corps d’Ihsane, un documentaire à propos du meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi, commis à Liège quelques années auparavant. À travers le récit de ce crime barbare, l’auteur de radio impose une expérience d’écoute qui peut déranger jusqu’au rejet.

Un soir d’avril 2012, Ihsane Jarfi, 32 ans, sort de l’Open Bar de Liège et monte à l’arrière d’une voiture. Son corps sera retrouvé deux semaines plus tard dans une prairie boueuse. L’autopsie révélera un écrasement de la cage thoracique avec dix-sept côtes brisées, un écrasement cervical et des traces de coups portés avec acharnement à la tête, au thorax et à l’abdomen. L’agonie du jeune homme a duré entre quarte et six heures. Quatre hommes seront jugés coupables d’assassinat avec des circonstances aggravantes d’homophobie.

Richard Kalisz assiste au procès qui va durer un mois. L’auteur de radio est stupéfait par la théâtralisation du tribunal et combien l’acharnement porté au corps d’Ihsane y est mis en scène. Les experts lisent à haute voix, les uns après les autres, de très longs rapports d’autopsie. Les meurtrissures du corps du jeune homme sont scandées méthodiquement, froidement, scientifiquement aux juré·es qui doivent statuer sur la gravité des faits. « Le tribunal dessinait peu à peu un tableau de Francis Bacon ou de Rembrandt », raconte Richard Kalisz1. L’idée d’une nouvelle pièce radiophonique germe alors dans l’esprit de l’auteur de radio ; mais non pour dresser un portrait doloriste du jeune homme. Richard Kalisz cherche à raconter combien le corps est le lieu même d’un échange entre l’individu et la société et, ici, le corps meurtri d’un homosexuel par un groupe d’hommes homophobes. Une société où l’acte homophobe et barbare est une permanence dramatique.

À l’issue du procès, les experts s’interdisent de parler à Richard Kalisz, comme si la parole intramurée dans l’enceinte du tribunal s’interdisait d’en sortir. Dans un premier temps, le procureur général de Liège lui refuse aussi l’accès aux rapports d’autopsie. « C’est trop tôt », lui oppose-t-il. Mais trop tôt pour quoi ? Les années passent, d’autres faits divers replacent dans l’actualité l’affaire d’Ihsane. Richard Kalisz n’accèdera aux rapports d’autopsie qu’en 2016. Il rassemble autour de lui des personnes « qui ont une certaine importance dans la cité [Liège, NDLR], comme le cinéaste Luc Dardenne ou l’écrivain Eugène Savitzkaya ». Elles composeront un « chœur de la cité » à la manière grecque. Le père d’Ihsane, Hassan Jarfi, lui accordera une longue interview.

Par une phrase sobre, « j’enregistre », le geste de Richard Kalisz est posé dès le début de la pièce quand la voix d’Hassan Jarfi surgit. Comme à son habitude, le micro tendu de Richard Kalisz interpelle : un son rugueux comme marque de fabrique, qui est le contraire d’un effacement et atteste sa présence. Dans les propos d’Hassan, tranquillement posés, c’est bien la possibilité laissée à la société d’engendrer en son sein des crimes homophobes qui est questionnée. Au père, lui, de porter jusqu’au bout le corps de son fils. Un homme musulman, qui raconte son rapport à la religion, qui relate aussi sa compréhension nouvelle de la Shoah. Jusqu’au moment où, la peine étant trop grande, il demande à Richard Kalisz d’arrêter l’interview. Le dispositif d’enregistrement est laissé apparent de bout en bout.

Face au récit vertical du père, Richard Kalisz nous emporte parallèlement dans une écoute circulaire des détails les plus infimes des rapports d’autopsie. D’abord difficilement compréhensibles tant le vocabulaire utilisé est abscons et le statut des récitants complexe. Puis petit à petit, elle nous englobe dans une macabre ritournelle scientifique, médicale, factuelle. Nous devenons, peu à peu, le corps roué de coups du jeune homme. Y compris Hassan Jarfi, le père, qui scande lui aussi les rapports d’autopsie au sein du Chœur de la cité.

Les régimes de l’écoute radiophonique s’entrechoquent. Pendant un court instant, ce pourrait être un disque rayé, une musique répétitive à laquelle s’abandonner pour souffler un peu ; mais non, un nouveau détail sordide vient frapper l’oreille et nous partageons à nouveau les coups, la vision du corps, la mémoire d’Ihsane Jarfi. Richard Kalisz n’épargne rien à l’écoutant·e et l’expérience dérange. Deux moments sont musiqués pour en souligner encore plus la portée dramatique, sans doute un peu trop au regard du récit exposé, dont la lourdeur frise toujours la limite du supportable. Le choix de la musique grandiloquente de Philippe Sarde semble un peu par défaut2.

À la posture moraliste d’un devoir de mémoire, Richard Kalisz dit préférer l’expérience « d’un partage de mémoire, d’individu à individu ». Comme le dit Hassan Jarfi dans la pièce radiophonique : « il ne s’agit plus d’une histoire d’Arabes et de Belges », mais bien de la longue histoire de la barbarie. Celle, politique, qui conduit des individus à commettre collectivement des actes abjects ; celle, mythologique, qui conte la permanence de l’horreur dans la société. « Par exemple, quand Médée tue ses enfants, il s’agit aussi d’un fait divers », insiste Richard Kalisz. « Alors, je me suis demandé comment rendre au corps d’Ihsane, sa dimension sacrée et mythique ». La chute du Corps d’Ihsane est sans appel, dévoilant le fil tendu par le chœur grec. Une lecture sobre par l’auteur de l’un des plus émouvants passages de l’Iliade d’Homère apporte un épilogue magistral au documentaire : en pleine guerre de Troie, Achille tue Hector et traîne son corps à l’arrière de son char ; Priam, roi de Troie et père d’Hector, se rend alors au milieu du camp grec pour réclamer le corps de son fils ; il baise les mains de l’assassin qui cède aux supplications de son ennemi ; le corps du fils est rendu au père. « Homère achève ainsi l’Iliade mais pas la guerre de Troie » conclut Richard Kalisz, provisoirement, car la longue histoire de la barbarie n’a pas de fin.


 Le corps d’Ihsane, de Richard Kalisz. 2016, 53 minutes. Réalisation technique  : Jean-Jacques Quinet, studio 5/5. Production  : Théâtre Jacques Gueux.

Illustration de l’article : Francis Bacon, Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion, vers 1944.

Notes :

1 Propos recueillis par l’autrice durant le festival Longueur d’ondes, Brest, février 2017.
2 Il s’agit de la musique du film Le Train de Pierre Granier-Deferre, sorti en 1972. L’intrigue se situe dans les Ardennes en 1940 et raconte la rencontre entre une femme juive et un Français dans un train bombardé.
 

Cet article est d’abord paru dans la Revue de l’écoute. Recevez nos articles en primeur : abonnez-vous !

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