Décembre dernier, un immeuble digicodé place de Clichy à Paris. En découvrant, au fond de la cour, l’escalier qui creuse la pénombre, les invité·e·s ne cachent pas leur surprise. Vieux parking rénové ? Abri antiatomique détourné ? Le Donjon de Maîtresse Cindy1 s’annonce donc comme le lieu du chiasme spatial et sexuel : la fière verticalité suggérée par son nom s’inverse dans un espace enfoui et retourné sur lui-même. Du masculin au féminin, un club trans… Une sonnerie à la porte blindée, et le jeune homme chargé de recueillir votre mot de passe (« Je suis mon propre amant » – encore une inversion) ne vous accueille pas, il vous détourne.
Il est vêtu d’un gilet manches courtes en peau de bête et diverses pièces de cuir. Une assez longue queue de lionceau lui a poussé dans le dos. Par sa seule présence, le centaure vous incite à sortir de votre réserve, pour entrer dans une autre. S’éloigner de ce producteur de France Culture ou de ce musicien électronique croisés dans certains recoins pour se rapprocher de ces créatures échappées de mythes crépusculaires, portant talons hauts, shorts, strings roses, bigoudis, calottes, bretelles et attirails en cuir – en majorité des hommes. Et là, dans l’ambiance tamisée de ces salons voûtés, adossé à une paroi exposant toute une ingénierie d’instruments inconnus, face à divers attelages et lits-machinerie, il devient courtois de converser avec Maîtresse Cindy, Générale Tout-Cuir présentée par une attachée de presse. L’hôtesse de maison se montre aussi prévenante et douce que méticuleusement inflexible lorsqu’il s’agira de ligoter et suspendre dans les airs un de ses affidés ès-bondage.
Outre cette séance de shibari2, la soirée se compose d’une peinture rituelle sur corps menée par deux jeunes nubiles à moitié nues et d’un voyage vers la transe pour public allongé, conté par un étrange passeur battant un tambour sur un rythme hypnotique. Fardé de ce qui semble un composé terreux, botté, arborant un collier à longues lanières, une veste velue et une combinaison végétale en mousse et lichen, il psalmodie, fait planer dans l’air chants gutturaux, ondes profondes et histoires hallucinogènes. Ce chamane à la voix d’outre-monde, c’est Pierre Redon.
Corps photo-sensibles
Voir un créateur sonore incarner physiquement son propre projet n’est pas fréquent. Que cela advienne chez Pierre Redon avec, ici, un personnage mi-fictionnel, mi-citationnel (les Navajos, les Inuits) surprend moins. Adepte d’écologie sonore, Pierre Redon se distingue par une démarche atypique qu’il nourrit autant de quêtes théoriques que d’imports culturels singuliers. Ses marches sonores (Saint-Ouen l’Aumône, Faux-la-Montagne, etc.), dont il est un initiateur des plus recherchés, ne sont par exemple pas de simples divertissements guidés. Elles témoignent d’une étude empathique pour le profil ethnographique et sociologique du lieu traversé. Une sorte d’immersion très contextualisée, rarement prévisible. D’autres projets, comme Tülü, composition musicale quadriphonique inspirée par les tapis nomades turcs, sont inclassables. Outre la liberté d’inspiration, et un certain renouvellement dans le mode d’implication de l’artiste, ce qui relie ses créations entre elles est leur rapport au son : sans concession pour son auditoire, ne craignant pas de lier parole documentaire et composition musicale, elles ne sacrifient pas leur objet au confort d’écoute.
Malgré sa sortie retardée depuis son lancement chez Maîtresse Cindy, Lichen marque une étape importante dans l’œuvre de Pierre Redon. Par sa logistique d’abord, un package multi-formats connectant son, photographie, édition et technologies numériques. Trois heures de création sonore, en stream et téléchargeables sur le site dédié, ou en application smartphone, sont couplées avec un intrigant recueil photographique relié à des signets – à l’ancienne. Chacun d’entre eux est imprimé d’un code QR dont le scan déclenche les plages sonores correspondantes aux photos. Modernité et tradition, vitesse des déclenchements et écoute progressive, lecture parcellaire et désirs exploratoires greffés à la technique… Un dispositif sophistiqué mais léger, favorisant la mobilité et l’aléatoire : Lichen la machine semble adaptée à Lichen la thématique. Celle-ci organise des excursions croisées sur des territoires fluctuants dont Pierre Redon s’empresse de rendre les frontières encore plus poreuses : les identités sexuelles, les normes, les notions de genre et les freins de la morale.
Sans voix off, sans linéarité, d’un geste plus sensitif que scientifique, Redon s’approche de celles et ceux dont l’intime est en général occulté : hermaphrodites, transsexuel·le·s, travesti·e·s, etc.
Inspiré par les travaux de l’anthropologue Bronislaw Malinowski et du psychanalyste Wilhelm Reich (élève de Freud), il fait apparaitre des corps sensibles devant nos yeux collés. Des corps éminemment politiques, car rétifs au lissage social qui fait de l’individu un être à l’identité fixe et déterminée biologiquement. Pour exorciser le trouble de ces intelligences qui refusent d’être circonscrites, la figure du chamane, passeur et guérisseur, s’impose. Elle permet à Redon de ne pas se poser en capteur froid, en simple témoin auditif de ces paroles fiévreuses qui se livrent, – se donnent en toute sincérité. La magie est alors la seule attitude adéquate face à l’opacité de la nature et sa mystérieuse liberté combinatoire. Le lichen s’impose comme un autre emblème métaphorique du projet : cette plante réussit la symbiose de deux autres organismes, le champignon et l’algue.
Le livre au noir
Avec sa couverture en tissu noir profond, son titre en relief, Lichen le livre ressemble à un objet de culte démoniaque. Un missel interdit. Sa masse compacte irradie d’une sourde menace : celle d’une trouée dans la morale. Reliés à des rubans, ses nombreux signets apparaissent comme une excroissance, qui n’est pas sans évoquer les lanières du costume de Redon. Étrange floraison. Le contenu du recueil ? Un exercice hybride de photographie contemporaine, plutôt à la hauteur de ses promesses. Mélangeant les formats, les natures (numérique, argentique) et les genres (documentaire, composition, portrait, paysager), Redon donne l’impression d’ouvrir des persiennes sur des mondes escamotés et de les refermer aussitôt, presque à chaque page. Dans le même geste, il s’attache à brouiller les repères, dérégler les points de vue, comme si changer de focale aidait à aiguiser sa perception.
Flous, certains gros plans (un sexe de femme, par exemple) renvoient à la notion de trouble identitaire. Des clichés de réalités brutes (couloirs et paysages non identifiables) accréditent l’idée d’une interrogation sur les rapports de force entre la nature et la civilisation. Non crédités ni légendés, des personnages semblent émerger du double rideau de leur vie, porteurs d’une logique qui leur est propre. Pour en savoir plus, les lectrices et lecteurs devront activer le code QR… D’autres photos suggèrent l’iniquité d’une morale fondée sur le soupçon : un couple fait (ou semble faire) l’amour devant un enfant mais le cliché se garde de toute tentation pornographique. Délestant les deux amants d’un penchant incestueux, il induit le sentiment d’une conduite naturelle. Un des moments forts de cette mosaïque transgressive, dont le sens parfois confisqué appelle la réflexion… et l’écoute.
Écoutes inclusives / exclusives
Tandis que la lecture de ses photos s’apparente à celle d’un rébus, constitué de fragments de réel et de visions fugaces, Pierre Redon orchestre avec son œuvre sonore un dévoilement bien plus frontal des personnalités qu’il a rencontrées. Comme si seul le son apportait du relief à ce que la surface photographique n’avait pu qu’esquisser. Avec des identités civiles nulle part détaillées, une mise en forme (musique, montage) tablant sur le mystère, donc sur la séduction, c’est bien à un au-delà du documentaire que convient les dix-huit séquences de ces trois heures de son. Sidération pour l’auditrice ou l’auditeur attiré·e dans une écoute très inclusive, avec des intimités d’une densité rare parfois proches de la combustion.
Des récits chauffés à blanc par la souffrance et les pressions normatives.
Hida raconte sa vie intersexe et son combat pour mettre fin aux actes chirurgicaux arbitraires et aux traitements hormonaux sur les enfants hermaphrodites. « L’intersexualité est une variation humaine naturelle », dit-elle. Aude parle d’alt-porn3, de corps dissocié, Jessica de son passé de travesti et de son ablation pour sa métamorphose trans. Une mère de famille révèle comment le diabète a développé sa sexualité et l’a poussée vers le bi. Sans aucun doute, Pierre Redon élargit ici les champs du savoir. Mais s’il questionne les genres sexuels, il s’affranchit tout autant des genres radiophoniques, comme celui de la confession, qu’il métisse avec d’autres modes opératoires. Il capte des séances de médecine empathique ; l’écoute active d’une infirmière impulse un transfert émotionnel de sa patiente – un accouchement psychologique. Guérisseur discret, il est le maître d’œuvre d’une hypnose sur une rêveuse aux récits hallucinés, incantatoires. Deux pratiques en général privées, dont il perce le confinement pour mieux placer ses auditrices et auditeurs en position privilégiée et complice, absent·e/présent·e. Magie du « micro petite souris », capable de créer l’ubiquité et d’ouvrir, en exclusivité, des milieux fermés.
Mais Lichen recèle aussi de moments alternatifs : une dispensable virée en club sado-maso, ou une étrange parenthèse sans parole laissant l’imaginaire de l’auditeur s’emparer comme il le désire d’une suite de souffles et de halètements, dans ce qui semble être une lente montée vers l’extase.
Sur le fil du trouble et de l’indécence, Redon ne laisse pas ses invité·e·s dans le dénuement, ni leurs paroles sans résonance. Ses compos musicales ont pour rôle d’amortir le côté brut de décoffrage de récits à fleur de peau. Elles adoucissent les émotions, introduisent la perspective ou détournent les temps morts. Ces accompagnements marquent aussi l’emprise de l’auteur sur ce qu’il récolte : ils font entendre, avec le montage, une autre dimension de sa subjectivité.
Électronique claudicante ou acide, frôlements électro-acoustiques, ondes saturées, chants sacrés, tambours frissonnants : on a parfois l’impression d’un bain amniotique ou d’une musique des origines. Ce fin tramage, comme celui des tapis turcs de Tülü, accentue les nuances et contrastes de cet exil intranquille. Pas de discours dogmatiques ni de revendications brandies avec Lichen, mais quelques pans de voile soulevés sur des existences qui résistent autrement.
Illustrations (sons et images) extraites de Lichen de Pierre Redon. 256 pages de photographie, 3h de création sonore, 35 euros.
Production les Sœurs Grées / Éditions MF. Achat ou téléchargement sur marchesonore.com.
Notes :
1 En 2007, Irène Omélianenko et François Teste avaient réalisé pour France Culture un documentaire sur le Donjon de Maîtresse Cindy, primé au Festival de New York. Aujourd’hui on peut écouter l’archive audio de ce documentaire exclusivement sur le site de Maîtresse Cindy. 2 Shibari : bondage japonais, art ancestral qui consiste à attacher et suspendre des personnes généralement nues à l’aide d’une corde. 3 Alt porn : métissage de porno et de cultures alternatives, comme le punk et le gothique, les tatouages, le piercing.