Nous connaissons Daniel Martin-Borret depuis Léandre, en 2009, une pièce courte repérée par le journal Libération au Prix Phonurgia Nova, qui donna le la d’un parcours à la première personne du singulier. Auteur, réalisateur, concepteur sonore, Daniel Martin-Borret pose sa voix à l’intérieur du microphone, comme si c’était un écran où pouvait s’imprimer la pensée en pointillés. Pointilleux, il l’est sur le son jusqu’au dispositif de diffusion lorsqu’il se produit devant un public. Le style de Daniel Martin-Borret est dépouillé, cru, en équilibre sur le fil fragile et ambivalent de l’auto-fiction. Une personnalité écorchée et attachante, que l’on savait singulière, que l’on découvre plurielle.
Avant Léandre, il y avait quoi ?
Il y avait l’alcool, l’arrogance et la honte. Et aussi la lâcheté, celle de ne pas faire l’effort de mettre en place un dispositif de création. J’ai donc traversé les quarante-cinq premières années de ma vie dans l’évitement, je ne parvenais pas à accrocher au langage, alors je commençais tout, et je ne finissais rien.
Mais le son, c’est arrivé comment ?
Au début des années 2000, je vivais à Paris. Lors d’une mission d’intérim, j’ai rencontré un formateur en bureautique qui, contre un billet de 100 francs, m’a remis un CD rempli de logiciels audio-numériques. Je suis rentré chez moi, j’ai installé Cool Edit Pro et le lendemain, je ne suis pas allé travailler parce que je ne pouvais pas me détacher de la fenêtre « edition » du logiciel. Ma compagne était ravie de me voir être présent à quelque chose pour de vrai, alors j’ai plongé.
Tu t’écris, tu t’interprètes et tu te mets en ondes. J’ai pensé que ce que tu fais, c’est « te réaliser toi-même ».
Quand j’ai pris la parole avec Léandre, j’ai surmonté l’interdit familial en déchirant le silence. Parler dans le microphone m’ouvrait la voie de la confidence, et de la confiance. Depuis que je fais ça, depuis que je me confie au micro, c’est comme si je me détachais de la gangue originelle, c’est comme si je faisais entrer de la lumière à l’intérieur de moi, une lumière salvatrice, une lumière douce, forte. Le microphone me demande d’élaborer un langage, qui n’est pas que lexical, mais aussi rythmique et musical.
Chez toi, il ne fallait pas parler ?
Dans la pièce Du sable dans les yeux, je raconte comment mon père était rivé à son récepteur radio pendant les repas, et comment ça prenait toute la place. Ça fabriquait une barrière entre lui et nous. Je peux dire que personne ne m’a parlé quand j’étais enfant et cette absence de parole a considérablement perturbé ma construction psychique. Je sens bien aujourd’hui que je ne suis pas d’une très grande souplesse cognitive, que je suis incapable de contrôler mes émotions dans une conversation, et que je dois lutter contre une très grande inclination au silence.
Du sable dans les yeux, grand prix de l’œuvre au festival des Radiophonies 2012.
Avant la parole, au départ de tes créations, il y a le texte ?
Non, au départ, il y a le microphone. C’est parce que le micro existe que je peux lui parler. Le micro me donne la possibilité d’exprimer les nuances que je considère être justes pour rendre compte de mon rapport au monde.
La voix, cet « être-voix » à la première personne que tu peaufines depuis des années : peut-on parler d’un même personnage ?
Je me suis brouillé en 2013 avec un ami qui me disait que j’étais dans une posture. Évidemment que je suis dans une posture. Je dois dire ici qu’au moment où j’ai commencé à parler dans le micro, mon corps a commencé à me faire souffrir. Concrètement, depuis 2010, je dois me faufiler à travers les très courts moments de répit que me laisse la douleur. Cette douleur est ma contrainte, et elle commande mon rapport au microphone puisqu’elle ne me laisse que très peu de souplesse diaphragmatique, très peu de confort vocal, et elle diminue grandement ma puissance d’émission.
Je dois donc être très près du micro, faire super gaffe aux plosives, ne pas ramener trop de grave non plus. Donc, celui qui parle au microphone est toujours un être diminué que je vais essayer d’augmenter grâce à l’enregistrement.
Il y a l’auto-fiction, il y a l’auto-production, mais récemment certains de tes textes sont adaptés par d’autres.
Oui, depuis quelques mois, je ressens très fort le besoin de faire pour et avec les autres, et je languis de la suite. Ce qui m’a vraiment épaté, c’est la réalisation de la pièce Off par Christine Bernard-Sugy, pour les Nuits Noires de Patrick Liégibel sur France Inter. J’étais présent à la Maison de la Radio pour le tournage. Bien m’en a pris car j’ai pu donner des indications à l’un des comédiens pour que son interprétation ne bascule pas dans le sur-jeu. La réalisatrice m’a soutenu et j’ai trouvé ça chouette de partager une certaine idée de la pudeur et de la justesse.
Tu commences même à prêter ta voix à d’autres auteurs et à réaliser leurs textes.
En septembre 2014, Dominique Balaÿ m’a demandé de mettre en voix et en ondes des archives sonores (la voix d’Irina Novikova) et une dizaine d’écrits qui composent le cycle complet de S’il arrive (ce qui arrive). C’est un ensemble de textes qui a déjà connu une première vie, avec des publications en recueil et en revue, des lectures, et une place de finaliste dans un prix littéraire.
Dans un premier temps, je n’ai pas su me saisir de ce matériau pour accoucher d’une forme radiophonique intelligible, mais très vite, en faisant, j’ai trouvé un passage et j’ai pu m’accaparer les voix de celui qui écrit et de celle qui dit.
La bataille a d’ailleurs été rude avec l’archive sonore de la voix d’Irina Novikova, car mon premier réflexe de réalisateur a été de nettoyer cette archive. Mauvaise pioche. Dominique Balaÿ m’a suggéré alors de diffuser cette archive dans un espace, d’en capter la diffusion, et de monter à partir de ce matériau. La pièce Intérim donne à entendre la voix d’Irina, qui résonne de cette mise à distance, de cet enregistrement.
En tant qu’interprète, j’ai gardé les yeux ouverts, pour me déplacer en permanence, pour respirer avant le texte. Surtout, je suis sorti de mes routines, puisque de nombreuses prises de voix ont été faites chez Laurent Rump à Nîmes, qui a remis en service un studio de parole du temps de l’ORTF, une console monophonique de prise de son à tubes électroniques.
Le chantier de S’il arrive (ce qui arrive) est modulaire, il permet donc d’imaginer tous les montages, ce qui m’enchante, car aucun montage n’est définitif. Cela ouvre également beaucoup de perspectives dans le champ de la performance, de la diffusion et même de l’édition, puisque c’est ainsi que ce projet va vivre, de toutes les façons possibles.
Intérim, extrait inédit de S’il arrive (ce qui arrive), projet en cours de Dominique Balaÿ avec Daniel Martin-Borret
Nous n’avons pas encore parlé de « live », justement. Après le difficile passage à la parole que tu nous as relaté, comment en es-tu venu à te produire en public ?
En 2012, j’ai eu besoin de la présence de l’auditeur car le home studio a ses limites en terme de chaleur humaine.
Donc, dans la cuisine d’un ami, devant six personnes, j’ai dit au micro un texte un peu raide, intitulé Digitaline. À la fin de la lecture, une dame m’a demandé si c’était compliqué de se raconter comme ça, devant les autres. La question m’a complètement désarçonné car ce que je venais de lire était une fiction, à la première personne, mais une fiction. Cette dame a pensé que je lui parlais de moi. Alors je lui ai répondu qu’effectivement, ce n’était pas facile de se livrer de la sorte, mais que le micro m’aidait à parler. À partir de là, j’ai réfléchi à d’autres pièces pour le live, et c’est ainsi que sont nées Routines, Les Déconnectés (avec Perle Palombe), Soli Solo.
Voix grave, extrait de la pièce pour la scène Routines, 2012 (vidéos / audio)
Qu’est-ce qui se joue, pour toi, dans ces dispositifs où tu mets le public dans une situation de proximité auditive très crue avec tes histoires ?
Je veux tout à la fois donner à entendre de la matière sonore et de la pensée en train de se dire.
J’affectionne particulièrement la diffusion en multi points à faible puissance. Il me semble que cela engage l’auditeur dans une écoute très attentive et délicate. Même si j’adore la stéréo, je suis convaincu que tout est à faire avec 4, 6 ou 8 (petits) haut-parleurs contrôlés en temps réel pour une jauge de 10 à 20 personnes. J’aimerais pouvoir faire ça tout le temps, partout, comme si de rien n’était, pour de vrai.
Pour continuer :
- L’image sonore, le site de Daniel Martin-Borret
- S’il arrive (ce qui arrive), projet de Dominique Balaÿ avec Daniel Martin-Borret
- Sur Syntone, lire aussi la chronique par Pascal Mouneyres de Maman, ma mie et moi, un feuilleton de Daniel Martin-Borret pour le site web de Libération en 2010
- Daniel Martin-Borret est le premier auteur invité de nos Carnets papier, avec un texte inédit : abonnez-vous !
Merci DMB pour ce que tu apportes et ce que tu es, on avance D
I’m proud of you old boy!
Carole
DMB ou la classe absolue!