Un an de fiction européenne au Prix Europa

Le Prix Europa récompense les meilleures productions télévisuelles, radiophoniques et web européennes1. Faire le voyage à Berlin chaque automne est l’occasion de découvrir (une sélection d’) une année de fictions produites à travers l’Europe.

Que diable allions-nous faire dans ce prix, cette manifestation qui prétend distinguer le mieux du moins bien, et même honorer le « meilleur » ? Syntone  consacrant cette année un chantier éditorial à la fiction, il nous semblait judicieux d’aller voir comment elle est représentée dans cet événement. Notre article reflète les réactions de la salle et nos propres impressions en tant qu’auditrice et observatrice.

De quoi se compose la catégorie « fiction » ?

Il existe au Prix Europa une catégorie « fiction », distincte de la catégorie « documentaire », elle-même distincte des catégories « current affairs » et « musique ». La catégorie des fictions contient une sous-catégorie dite « série ». Ce sont les candidat·e·s qui choisissent d’envoyer leur production dans telle ou telle catégorie, et non l’organisation qui décide comment les classer. Fait surprenant, au Prix Europa, les grilles d’évaluation des pièces de fiction sont identiques à celles du documentaire.1 Une pièce présentée parmi les fictions aurait pu nous aider à distinguer la fiction du documentaire : Föhnkrankheit, du Hollandais Prosper de Roos, prétend proposer une juxtaposition de fiction et de documentaire. Mais là encore, l’ambiguïté est forte puisque c’est une histoire vraie mise en fiction, tandis que les séquences documentaires sont au moins pour partie des documenteurs.

Parmi les remarques entendues lors des débats, il y a la petite phrase « En écoutant cette pièce, j’ai eu comme un “documentary feeling” », mais aussi celle-ci : « Je ne me suis pas sentie dans un documentaire. Le documentaire parle à notre place, là ce n’était pas le cas. » Alors que l’an passé, dans la salle des sélections documentaires, j’ai beaucoup entendu : « Je ne connaissais rien à ce sujet, c’est un sujet passionnant… », ce compliment récurrent n’est pas repris par les critiques des fictions, où le « J’ai beaucoup aimé » introduit souvent chaque prise de parole. On peut en déduire qu’en fiction, le ressenti est prioritaire sur le sujet. La complexité se glisse donc ailleurs, entre la nécessaire qualité narrative du documentaire et l’impossible absence de référence de la fiction en termes de lieux, de personnages, de thématiques et d’idées.

Toutes les photos : CC by-nc Ariane Demonget

Entrée dans l’auditorium. (CC by-nc Ariane Demonget)

La fiction radio, une catégorie bien représentée au Prix Europa

Variété, différences, contrastes, l’univers de la fiction au Prix Europa est vaste comme l’Europe, de la France à la Russie. Les producteurs-trices, diffuseurs-euses, « sound designers », ou comédien·ne·s venu·e·s représenter leur pièce consacrent cinq heures par jour à un travail d’écoute collective, assistée d’un script en langue originale et en anglais. Puis toutes ces personnes, qui sont aussi membres du jury, débattent durant deux heures des pièces entendues.1 Cela sur cinq journées. Le sixième jour, les productions gagnantes sont annoncées.

Prix Europa Fiction room window CC-by-nc A D

Le jury à l’écoute. (CC-by-nc Ariane Demonget)

Nous ne pourrions recenser les trente-quatre pièces qui ont été données à entendre, mais nous pouvons en dresser un tableau subjectif : un « Maremoto »2 moderne, entre le Danemark, la Suède et la Norvège (Scandinavian Star) ; une guerre en Géorgie, dans les volutes de haschich, et des jeunes gens qui semblent attendre (Lost in Nirvana)3 ; un enfant qui joue à la guerre et que la guerre rattrape (Together Against) ; des vieux qui ne parlent pas mais tremblent (Shaker), parfois perdent la tête (About a Disappearance), mais découvrent encore (Autumn Revelation) et, pour certains, gardent une hargne passionnelle (Hornet Memory) ; un enfant emporté par le vent (Fönkrankheit) ; des rencontres loufoques (Ordinary People et The Blind Woman and the Waiter) et folles (The Eternal Moment), un vieux Christ fatigué (The Council of Love – A Celestial Tragedy in Five Acts), des Grecs au passé comme au présent (Orpheus in the Upperworld: The Smuggler’s Opera), des grossesses qui peuvent tout remettre en question (Charolais, Child of Tvind, Bonita Avenue) et beaucoup de luttes et de confrontations (Your leaf is called Europe but it’s not enough to survive, Where is Abel Thy Brother?), de quêtes sur fond de guerre de l’eau (Pescho), quelques sabots de chevaux (William Melville: The Queen’s Detective, Foe’s Holy Scripture), tout ça ponctué de pas mal d’explosions de violences (Cafe Cuba, Small Fish, Gray Pigeon, Together Against…).

Les gagnants et les autres : une réflexion sous l’angle des cultures européennes

Le Prix Europa, en désignant un gagnant, nous paraît désigner une représentation « suffisamment commune » de la fiction européenne à un moment donné, qui fait consensus. Pour être largement appréciées, les pièces doivent sembler crédibles, importantes et agréables à la majorité.

C’est sans doute le cas de la victorieuse et très musicale pièce Orpheus in the Upperworld: The Smuggler’s Oper, d’Alexander Karschnia, Nicola Nord et Sascha Sulimma (WDR, Allemagne). Adaptation d’un opéra très récent, elle reprend le mythe d’Orphée passeur des ténèbres vers le monde des vivants dans une métaphore des migrations vers l’Europe, très actuelles et désespérées. Le prix attribué à Boswell’s Lives: Boswell’s lives of Freud, de Jon Canter et Sally Avens (BBC), pour la meilleure série de fiction, salue une excellente qualité de production au service d’une référence universelle : le personnage de Sigmund Freud. L’humour permanent de cette courte pièce efface son aspect didactique.

Certaines pièces, comme Gray Pigeon venue de Hongrie, Foe’s Holy Scripture de Serbie, Seven Days of Funeral de Slovaquie, Where is Abel Thy Brother? de Russie, sans doute ardues pour des oreilles occidentales, ont eu plus de mal à trouver un auditoire global. La guerre, ou plutôt les guerres, depuis la Seconde Guerre Mondiale jusqu’aux guerres du XXIe siècle, constituent un motif lancinant des pièces d’Europe centrale et orientale, qui les distingue nettement de l’ensemble des productions européennes.

Il nous semble logique de penser que les œuvres présentes au Prix Europa sont sélectionnées selon des critères européens. Mais qu’est-ce que cela signifie ? La définition évidemment tautologique de la culture, « Culture is culture is culture », empruntée au discours de Martina Nibbeling-Wrießnig4 lors de la remise du prix, sonne juste dans l’univers du Prix Europa. En effet, elle dit à la fois que la culture n’est comparable à rien d’autre, mais aussi qu’il y a plusieurs cultures. Comme il existe des cultures européennes, il existe différents modèles de fictions.5

Notes :

1 Pour mieux comprendre le fonctionnement particulier du Prix Europa, lire notre article d’octobre 2014 Le Prix Europa, de plus près.
2 Maremoto (1924) de Gabriel Germinet et Pierre Cusy donne à entendre le naufrage d’un navire comme si on y était. Sur Syntone, consulter notre chronologie de la fiction sonore.
3 Les pièces non-anglophones sont inscrites sur le programme sous un titre anglais ; nous avons choisi de conserver ces titres dans notre article. Des extraits de chacune des pièces sélectionnées peuvent être écoutées sur le compte Soundcloud du Prix Europa.
4 Déléguée permanente de l’Allemagne auprès de l’Unesco.
5 Nous reviendrons dans un prochain article sur ce que pourrait être une « vraie bonne fiction » suite à nos écoutes des créations et des débats au Prix Europa.

 

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