1/2 – De la radio “libre” à la thérapie sociale, une histoire japonaise
Nous avons fêté – finalement assez discrètement – les 30 ans des Radios Libres en France. Il s’en trouve encore quelques-uns pour se demander ce qui, au fait, a été libéré. C’est que l’écart entre les expériences françaises et italiennes au tournant des années 1980 et le paysage actuel de la radio privée et commerciale peut paraître immense. Il n’en reste pas moins que cette question de la “liberté” est restée centrale dans toutes les formes d’activisme médiatique et technologique, et se retrouve aujourd’hui au cœur des enjeux du logiciel libre ou de la libre circulation des données.
Tetsuo Kogawa proposait pourtant dès la fin des années 1980 une autre manière de formuler le problème. Dans Vers une radio polymorphe (1), il soutenait ainsi que l’étude de notre existence médiatique et de nos manières de communiquer n’était peut-être pas tant celle de notre liberté que celle de notre capacité à transformer la relation entre l’émetteur et le récepteur.
Dans son texte, il fait valoir que l’idée de liberté est un concept héritier de la Révolution Française et un enjeu propre à la première ère industrielle. En d’autres termes : un concept caduque qu’à l’époque des Radios Libres européennes et de la Mini-FM japonaise il était urgent de remplacer par une nouvelle approche. Kogawa reproche en somme à la prédominance de l’idée de liberté d’avoir concentré les enjeux radiophoniques sur les contenus plutôt que sur le dispositif lui-même, et d’avoir ainsi conduit le mouvement des Radios Libres à agréer de fait les artifices techniques et juridiques qui conditionnaient la radio en outil de l’ère industrielle, c’est-à-dire en une technologie de masse fondamentalement asymétrique : un émetteur et énonciateur pour des millions de récepteurs et d’auditeurs silencieux.
Pour lui, comme pour quelques rares Européens dont Félix Guattari ou Franco “Bifo” Berardi, la radio aurait pu donner l’occasion d’entrer de plain-pied dans un nouvel âge électronique, et de faire évoluer les paradigmes à travers lesquels nous pensions la technologie et les médias : elle permettait une mise en réseau, une horizontalité de la communication où chacun pouvait devenir énonciateur aussi bien qu’auditeur. Il nous aura fallu attendre près de quinze ans pour qu’avec l’avènement d’Internet une telle pensée puisse véritablement se formuler au-delà de ces auteurs, sans pour autant que l’enjeu de liberté n’ait l’occasion de se rejouer dans d’autres termes.
La Mini-FM et Radio Home Run
À travers son expérience d’enseignant, d’activiste et d’initiateur de la fréquence Radio Home Run à Tokyo, Kogawa témoigne des spécificités du mouvement Mini-FM, et d’une radio qui devenait quelque chose de plus que la radio : il ne s’agissait pas seulement de diffuser des contenus sonores, fussent-ils “libérés”, mais de constituer un véritable outil d’expérimentation sociale et collective face aux conditionnements de la vie japonaise. En le suivant dans son parcours, c’est tout un pan de l’histoire sociale et culturelle du Japon de l’après-guerre qui est ainsi convoqué, depuis les mouvements étudiants et sociaux des années 1960, à travers la longue période d’apathie politique de l’âge d’or du consumérisme des années 80 et 90.
Au début des années 1970, il commence à intervenir à l’Université de Wako, à Tokyo, où “l’enseignement s’était orienté vers les expérimentations de l’aventure gauchiste des années 60 (2)”. Enseignant la phénoménologie de Husserl ou Merleau-Ponty, il est alors “très impliqué dans l’organisation de réseaux et de groupes radicaux parmi les universitaires et les écrivains”, et navigue “entre les théoriciens, les activistes et les enseignants”. Ces mêmes années, et tandis que les mouvements étudiants s’essoufflent, le Japon voit l’émergence de groupes de guérilla armée, dont les rangs, comme en Europe de l’Ouest, sont généralement constitués d’étudiants du mouvement qui ont choisi la voie la radicalisation extrême. Alors que la classe de Kogawa s’anime de discussions révolutionnaires, a lieu “le terrible incident de l’United Red Army (3). Des activistes radicaux, qui se consacraient à combattre la violence déshumanisée du pouvoir, en étaient arrivés à torturer et tuer leurs camarades, puis à enterrer leurs corps.”
Dès lors, la question du corps et de l’individu va devenir centrale dans ses préoccupations et celles de ses étudiants, préfigurant les enjeux problématiques des expériences radiophoniques à venir.
En 1982, il initie Radio Polybucket sur le campus universitaire, qui se réinstallera au centre de Tokyo l’année suivante avec la participation de certains étudiants, sous le nom de Radio Home Run (4). Comme toutes les fréquences du mouvement Mini-FM, la station profite “d’une législation sur les émissions à faible puissance créée initialement pour les jouets électroniques télécommandés”, qui implique un rayon de couverture restreint, de l’ordre d’un stade de baseball, comme le rappelle le nom de la station. Cette particularité législative et technique participe de la spécificité “communautaire” de l’histoire des Radios Libres au Japon, que Kogawa lui-même valorisera en proposant le terme de “narrow-casting” (émission restreinte) en opposition à la logique industrielle du “broadcasting” (émission large). Si certains font alors un usage commercial de la technologie (magasins ou bars émettant à l’échelle de leur quartier d’implantation), c’est bien le rapport à l’espace social qui s’impose comme problématique centrale dans le cas de la Mini-FM, et le lieu d’émission se doit dans tous les cas de devenir un espace accessible à ses auditeurs.
S’il rappelle que Guattari décrivait “quelque chose de cet ordre en évoquant l’aspect micro-révolutionnaire de Radio Alice (5) et de Radio Tomate (6)”, il semble cependant à Kogawa que, pour les Radios Libres italiennes et françaises, “ça n’était pas toujours le cas, il s’agissait quand même d’avoir un message à transmettre”, d’avantage en tous cas qu’un “lieu” à faire exister en tant que ressource sociale. Pour lui, il ne faut pas confondre les histoires européennes et japonaises, même si celles-ci présentent des similitudes, notamment dans la “confrontation aux monopoles d’État” sur le macro-système radiophonique. En effet, “il ne faut pas croire que ce sont ces monopoles qui ont motivé les Radios Libres. […] En réalité, tout était fragmentaire et la situation française des années 80 était bien différente de celle du Japon”.
À l’inverse des historiens qui “continuent d’apprécier les approches synchroniques lorsqu’il s’agit d’étudier les évènements d’une même période”, il analyse l’histoire des mouvements de Radio Libre à travers leurs différences, en convoquant la notion de “futurisme”, c’est-à-dire “la manière dont une action à un moment donné est aussi une ‘projection’” des désirs et des aspirations d’une société.
C’est à travers une telle analyse que les histoires européenne et japonaise apparaissent prendre des chemins différents, puisque s’il s’agit pour les premiers de libérer une parole que l’autorité voulait rendre silencieuse, il s’agit pour les seconds de trouver de nouvelles manières de soigner une société malade de son individualisme.
C’est aussi dans cette mesure que la notion de “liberté” se teinte de sens différents, puisque pour les membres de Radio Home Run, “il ne s’agissait pas tant de libérer l’émission que de nous libérer nous-mêmes !”
Pathologies sociales et thérapies alternatives
Pour comprendre la Mini-FM, il faut donc en revenir à l’histoire et aux maux de la société japonaise de la fin du 20ème siècle. Après l’effondrement des mouvements des années 1960 et les faits d’armes des groupes de guérilla urbaine, le Japon a connu ce qu’il a été convenu d’appeler une période d’“apathie”.
Comme l’explique Kogawa, “l’effondrement avait eu lieu deux fois : d’abord face à la répression policière, ensuite face aux mass-médias. Les médias ne procédaient pas par répression, mais faisaient la promesse d’une ‘société d’affluence’, à laquelle beaucoup des petits mouvements survivants se convertirent. Une ‘culture du narcissisme (7)’ se développait progressivement, […] la jeunesse était en train de rentrer les crocs de l’action politique et trouvait un bonheur plus facile dans la société de la consommation et du divertissement.”
Dans un Japon où, aujourd’hui encore, il est souvent considéré comme honteux d’avoir été communiste ou révolutionnaire, la jeunesse s’est progressivement tourné vers les compensations d’un consumérisme très individualiste, qui s’exprime à l’extrême à travers la figure pathologique du “hikikomori”. Kogawa décrit le phénomène des hikikomori comme “une forme d’autisme social, en quelque sorte le stade le plus avancé de la ‘culture de l’isolement’ que nous connaissons au Japon”, et qui pousse certains individus dans cet “idéal” consumériste jusqu’à se couper radicalement du monde, parfois jusqu’à mourir dans la solitude. À partir de cette figure, il a développéune critique de “l’individualisme électronique (8)”, tel qu’il se généralise dans la société japonaise, et qu’il conçoit comme un “symptôme social avant-coureur de l’état de hikikomori”.
De part ses conditions technologiques et sociales d’émergence, la Mini-FM a ainsi trouvé sa dimension communautaire et acquis une fonction de thérapie sociale alternative. Cette dimension thérapeutique devint cruciale pour les membres de Radio Home Run, qui “se considéraient tous un peu hikikomori”. Et Kogawa de préciser : “C’est ce qui nous différenciait de la situation générale des Radios Libres italiennes, le rapport à la liberté ne pouvait pas être le même pour des hikikomori. En revanche, cela nous rapprochait des idées de la schizoanalyse (9) de Guattari.”
En effet, c’est encore en rejoignant les idées de Guattari qu’il décrit les enjeux sociaux-thérapeutiques de la Mini-FM : “Au cours des années 80, l’État et le pouvoir prenaient eux-mêmes une dimension thérapeutique. […] Le social se constituait en espaces thérapeutiques au service de l’État et des systèmes de pouvoir, c’est-à-dire comme un mécanisme de contrôle des individus basé sur un système psychothérapeutique conventionnel.” À ces prescriptions sociales, “il s’agissait donc d’opposer d’autres formes de thérapies, à la manière dont Guattari s’opposait à la psychothérapie freudo-lacanienne. C’est la raison pour laquelle Radio Home Run attendait beaucoup de la schizoanalyse et se tournait d’avantage vers des activités artistiques. Pour autant, nous ne sommes pas devenus ‘new age’, on ne s’est pas lancés dans les pratiques de méditation à la mode. Ce qu’on cherchait, c’était à se libérer de cette emprise sur l’individu en reconstruisant d’autres modes de relations sociales. Et cela dépassait la question de la radio. »
Et cela dépassait la question de la radio.
Au-delà de la radio, le siège de Radio Home Run devint ainsi “un lieu de réunion pour les étudiants, les activistes, les artistes, les travailleurs, les commerçants et les politiciens locaux, des hommes, des femmes et des personnes âgées (10)”.
Ses émissions s’apparentèrent à des performances spontanées qui “pouvaient parfois paraître idiotes pour les gens normaux”, et au sein desquelles il pouvait devenir difficile de faire la différence entre animateur, auditeur, invité ou voisin de passage.
La radio aura pu être qualifiée de “radio sans audience”, les contenus proposés auront pu être très inégaux, peu importe, le cœur du projet devint la création d’une ressource urbaine et sociale qui faisait défaut et qui parvint à exister à son échelle restreinte.
Face à l’autisme social généré par la culture du divertissement, “il fallait nourrir les nouvelles formes d’action politique d’une dimension divertissante. La Mini-FM était une bonne combinaison.”
Ainsi, Radio Home Run ne se contentait pas de diffuser une critique sociale, mais offrait une forme de thérapie par la prise de parole et expérimentait de nouveaux modes de relation et de communication horizontaux dans la verticalité des tours de son quartier d’implantation.
Depuis, les modes de relation et de communication entre les individus ont radicalement changés avec le paysage technologique. Internet a permis de faire évoluer nos manières de penser la communication, mais selon Kogawa, le réseau est aussi ce qui a fait oublier cette “autre fonction” de la radio : “Dès les années 90, n’importe qui pouvait émettre du contenu via RealAudio, c’était comme si nous n’avions plus besoin de Radio Libre. Au cours de la décennie qui a suivie, beaucoup de stations sont d’ailleurs devenues des Net-Radios. Un phénomène logique, puisque la radio en ligne revient aujourd’hui beaucoup moins cher et n’est pas autant limitée par les cadres juridiques que la transmission par les ondes.” De même, la fonction “thérapeutique” de la Mini-FM s’est finalement incarnée dans la présence rassurante des smartphones au creux des poches de chacun, et “ce qui était un acte radical est devenu un état léthargique : alors que la Mini-FM donnait à des individus l’occasion de s’émanciper de leur autisme social, à une échelle limitée, les modes de communication d’aujourd’hui tendent à légitimer cet autisme social, à une échelle globale. Le futurisme de la fonction sociale-thérapeutique de la communication s’est réalisé en acceptant un status quo sur l’émancipation individuelle : notre autisme social est devenu un état ‘naturel’.”
Aujourd’hui, la réflexion de Tetsuo Kogawa sur la communication à l’âge numérique est enrichie par ses longues années d’expérience de la Mini-FM. Ainsi, Internet est pour lui “un médium qui pourrait conduire à déstructurer notre rapport au corps physique”, cependant il voit dans les nouveaux modes de communication une “dimension très intéressante : la réalité virtuelle, augmentée, nous amène elle aussi à revoir nos paradigmes de la communication basés sur la relation en face-à-face. Lorsque l’on repense aux Radios Libres depuis la perspective de cette ‘autre’ fonction, qui dépasse le fait de mettre des contenus à disposition, c’est bien cela qui était en jeu : ‘augmenter’ notre réalité, changer nos manières de percevoir. En ce sens, les Radios Libres me semblent être encore une question ouverte, un work-in-progress.”
Dans la seconde partie de cet article, nous étudions la manière dont Tetsuo Kogawa, à la suite de l’expérience de Radio Home Run, s’est engagé dans une réflexion sur la “taille” de l’émission radiophonique. Marqué par la notion de “micropolitique” et de “révolution moléculaire” chez Félix Guattari, il en est arrivé à développer une pratique artistique et performative, un art du signal radio auquel il a donné de le nom de “Radioart”.
Photographies © Toshiyuki Maeda, Radio Home Run, 1983-85. Sur l’une des photos, on reconnaît Félix Guattari.
Notes :
(1) Tetsuo Kogawa, Toward polymorphous radio, 1990, traduit sur Syntone : Vers une Radio polymorphe. (2) Sauf indication contraire, les citations de Tetsuo Kogawa sont tirées d’un entretien par e-mail, réalisé entre septembre 2011 et septembre 2012, et traduites de l’anglais. (3) L’incident d’Asama-Sanso, durant lequel l’United Red Army (Rengō Sekigun) massacra douze de ses membres. Le groupe ne doit pas être confondu avec la Japan Red Army (Nihon Sekigun), qui s’illustra quelques années plus tard par des enlèvements et détournements. (4) Tetsuo Kogawa, Toward polymorphous radio, op. cit. (5) Radio Alice a commencé à émettre de manière illégale en 1976 à Bologne, en Italie, et comptait Franco “Bifo” Berardi parmi ses membres. (6) Radio Tomate a été créée en 1981 à Paris par le Centre d’Initiative pour les Nouveaux Espaces de Libertés (CINEL), dirigé par Félix Guattari. (7) Le terme est emprunté à Christopher Lasch, The culture of narcissism: American life in an age of diminishing expectations, W. W. Norton & Company, 1978. (8) Tetsuo Kogawa, Beyond Electronic individualism, 1984. (9) La schizoanalyse oppose à la psychanalyse conventionnelle, construite à partir de la névrose œdipienne, un modèle basé sur la figure singulière du schizophrène. Pour Félix Guattari et Gilles Deleuze, “l’inconscient ne délire pas sur papa-maman, il délire sur les races, les tribus, les continents, l’histoire et la géographie, toujours un champ social”, L’Anti-Œdipe, Éd. De Minuit, 1972. (10) Tetsuo Kogawa, Toward polymorphous radio, op. cit.
La lecture de cet article me terrifie.
La technologie nous zombifie.
C’est le régime du « prêt-à-dormir ».
Nos énarques adorent de ce que j’appellerai une Zombicratie : Régime Totalitaire Apathique.
Dormez, braves gens, l’Etat vous surveille.
Non contents de devenir esclaves d’un tel régime, les individus s’en glorifient en demandant plus de « coups de fouets ».
En fait, le dit « Progrés » n’est qu’une nouvelle forme d’esclavagisme.
Mais où on va ?
A GERBER.