Comment connaître les manies lessivières de Chantal Goya, entrer dans une ambulance psychiatrique, assister à l’embaumement d’un corps à la morgue, ou encore rejoindre la secte Krishna ? Claire Hauter semble avoir une obsession : donner la parole à ceux que l’on n’entend pas – qu’ils soient exclus, ou qu’ils soient impliqués dans la lutte contre l’exclusion.
Tous les sujets qui froissent notre belle société publicitaire aseptisée et policée sont ceux sur lesquels l’auteure penche son micro : la mort, la folie, l’adolescente en désarroi, l’autisme… Il ne s’agit jamais de voyeurisme, encore moins de larmoiements compatissants et distants. Pas de grands discours non plus, ni d’énoncés théoriques : ce sont des êtres à part entière qui s’expriment, et qui au fil des mots donnent une image claire de leur histoire, de leur fragilité, de leur engagement… On entend ces personnes.
Et on les entend si bien qu’on les écoute, avec attention, avec profondeur. Avec étonnement aussi de se sentir si proches et si concernés par des sujets qui ne font pas toujours partie de notre quotidien. Le dénominateur commun des documentaires radiophoniques de Claire Hauter est l’humain. Pas dans une grande acception générale et théorique, mais au niveau – microscopique pour la société – de l’individu pris comme porteur d’une histoire commune.
Quel que soit le thème abordé, les productions sont composées en touches impressionnistes. Tandis que, sur d’autres antennes, la forme est souvent la même d’un documentaire à l’autre (l’introduction, les témoignages, la parole aux spécialistes, des bruits detransition, un retour aux témoignages…), les montages de l’auteure pour Arte Radio font disparaître la forme derrière le sujet. Même si tout est fait pour qu’elle disparaisse, une armature solide étaye pourtant ces documentaires. Bruits d’ambiance, phrase bénigne ou profonde, générique d’un journal d’informations (L’inventeur), chaque reportage s’ouvre d’une façon différente. L’histoire se construit ensuite en petites touches, souvent à plusieurs voix, dans un endroit qu’on entend vivre. Et qui raconte lui-même autant que les hommes : les portes battantes, les sonneries de téléphone, les pièces qui sonnent vide ou plein, les voix en arrière plan constituent un paysage dans lequel l’histoire qui se dit entre nos oreilles prend une dimension visuelle.
Quel que soit le thème abordé, les productions sont composées en touches impressionnistes.
Au fil des ses contributions pour Arte Radio – trente-deux “sons” mis en ligne depuis 2006 –, on devine chez la réalisatrice une connaissance poussée du système hospitalier parisien : Hôtel-Dieu (Ados), Sainte-Anne (Psychoses), La Salpêtrière (Six Pieds sur terre)…
La liste des hôpitaux s’allonge encore si l’on regarde ce qu’elle a pu faire pour d’autres médias (Là-bas si j’y suis de France Inter, Sur les docks de France Culture…).
La santé n’est pas le seul thème abordé dans les créations de Claire Hauter, mais c’est l’un des plus marquants.
Les déclinaisons de ce thème révèlent tout l’intérêt des contraintes voulues comme marque de fabrique par les fondateurs d’Arte Radio : couper les questions posées par les reporters ; ne pas faire appel à la parole d’experts ; ne pas ajouter de musique. Ces trois “règles d’or”, qui pourraient n’être qu’artificielles, donnent dans les réalisations de Claire Hauter un sentiment de huis clos, par lequel l’auditeur n’est pas spectateur mais presque acteur, tant il est intégré à ce qui se passe. On en vient d’ailleurs à se poser de sérieuses questions sur la façon dont l’auteure s’y prend pour enregistrer ces moments à part. Dans l’ambulance psychiatrique notamment : les deux ambulanciers sont là, prennent en charge une vieille dame qui perd la tête, ils parlent ensemble… mais quid de la réalisatrice ? Comment fait-elle pour être là, avec son micro, sans être un sujet d’interrogation, de questionnement à voix haute de la part des personnes qui montent dans l’ambulance ? Où se cache-t-elle pour laisser un tel espace de liberté à ceux qui parlent ? Même question dans le bureau du psychiatre qui reçoit ses patients. On sent là, non une mise en scène, mais une préparation de la rencontre. On comprend que ce médecin suit ces personnes depuis des années et, pour autant, elles se racontent “depuis le début”, comme s’il était besoin de résumer leur parcours – au bénéfice de qui, sinon de la documentariste ? On devine parfois sa présence en filigrane, dans des propos qui prennent tout leur sens s’ils lui sont adressés. “Où t’as mis les pieds ma pauvre chérie ?”, lance Laurence, l’ambulancière, en se rendant au domicile de la personne faisant l’objet d’une hospitalisation d’office, où attend déjà la police.
L’auteure a parfois choisi par la suite, dans des productions faites pour d’autres médias, de reprendre la contrainte formelle de la disparition de la voix du documentariste face à son sujet. C’est notamment le cas pour Juliette aux os de verre dans Les Passagers de la Nuit sur France Culture (en 2010). Ce procédé a marqué l’esthétique du documentaire ces dernières années, bien au-delà des seules productions d’Arte Radio.
Claire Hauter explore la thématique hospitalière depuis 2003, au fil de ses productions pour différents médias. Depuis Rémi et le psymobile, récit ordinaire d’une schizophrénie (Là bas si j’y suis, 2003), jusqu’aux trois épisodes de La policlinique Baudelaire (Sur les docks, 2011), les choix esthétiques de chaque émission s’entendent et donnent des couleurs très différentes aux productions. Les commentaires ajoutés par un présentateur au cœur du documentaire (Là-bas si j’y suis) ont un côté insupportable, qui par leurs interruptions cassent l’immersion de l’auditeur dans le sujet. Dans un autre ordre d’idée, les explications fournies par les médecins ou autres spécialistes interrogés (Sur les docks) enrichissent certes l’auditeur, mais, par leur teneur pédagogique, l’éloignent de la matière brute. On appréhende par ces rapprochements tout l’intérêt des contraintes imposées par Arte Radio, qui épurent la matière en ne laissant à écouter que l’essentiel, transformant ce qui est dit en une confidence faite à l’auditeur. Ce procédé a cependant les défauts de ses qualités : les documentaires de Claire Hauter pour Arte Radio sont d’une intensité, d’une densité peu communes, mais on aimerait parfois en avoir/savoir plus sur le sujet.
Des personnalités d’une grande force transparaissent au fil des mots : l’immense humanisme et l’investissement personnel du docteur Dinah Vernant (Ados) ; la voix posée et grave d’Alain, l’ambulancier psychiatrique (Dans l’ambulance), qui raconte tant ce qui l’a mené à exercer cette profession que ses réticences vis-à-vis d’une société qui cherche à exclure plus qu’à comprendre et soulager (sinon soigner)… Entre toutes les personnes qui nous disent, en mots décousus ou en longues phrases articulées, ce qu’elles vivent, la voix d’Arnaud s’impose : tout en douceur, avec une maîtrise syntaxique et lexicale impressionnantes, cet homme de 40 ans, autiste, exprime ses bonheurs – visiter les concessionnaires auto, sentir les cheveux ou les pieds des filles (Les Papotins) – comme ses inquiétudes profondes (Les adieux d’Arnaud).
Hors du champ médical, l’auteure dresse encore le portrait de notre société à travers le prisme d’histoires individuelles. Nasser (Épicier de nuit) raconte tant la précarité que la solidarité. La précarité des plus démunis qui fréquentent les épiceries de quartier, plutôt que les supermarchés, où les prix réduits ne compensent pas l’impossibilité d’avoir une ardoise. La solidarité, au travers de l’histoire de cet étranger frigorifié à qui il a offert un café (l’Auvergnat de Brassens n’est pas très loin) avant de proposer de travailler avec lui, osant la confiance. Chantal Goya, cliente de l’épicerie, déboule au milieu des conversations tranquilles sur les désordres du monde, en complet décalage par la futilité et l’inutilité de ses propos.
Elias (L’odyssée d’Elias) nous dit l’histoire d’une immigration rendue obligatoire par la nécessité de recevoir des soins médicaux impossible à obtenir dans son pays. Il décrit simplement l’arrivée clandestine, la barrière de la langue, les petits boulots… On aurait envie de n’entendre que lui, sans les bruitages illustratifs d’ambiance portuaire, de clapotis de vagues, qui se superposent à la voix sans que le besoin s’en fasse sentir. Les récits croisés d’Exil en Luberon, assaisonnés du crissement des cigales, dressent le panorama des aberrations immobilières dans les régions subitement devenues touristiques.
Parfois, les “règles d’or” d’Arte Radio s’effacent : la parole de l’auteure prend place dans le documentaire pour une exploration de l’intime.
Dans Mon frère Krishna, elle retrouve son frère parti, il y a vingt-cinq ans, vivre en Inde dans une communauté religieuse. Ils explorent à deux voix leur histoire familiale, tout en dessinant à traits légers une histoire plus large : celle d’une génération de jeunes européens qui a rêvé d’un ailleurs plus en accord avec son désir d’authenticité et de spiritualité. Comment, et de quoi, vit-on dans une communauté Krishna ? Denis le raconte d’une voix tranquille, presque chuchotée. Il a beaucoup oublié du chemin qui l’a conduit jusque-là et, peu à peu, se découvrent les failles qui l’ont peut-être mené à l’oubli. On le sent serein, d’une sérénité qui dérange presque par son intensité, sa certitude d’être là où il devait être. On croit comprendre aussi un peu mieux le trajet de l’auteure, ce qui l’a menée à s’intéresser à la vie des autres de cette façon.
Sa carte postale sonore Au fil du Gange, dont les sons ont été enregistrés lors du même voyage, paraît, après cela, plus anecdotique. La narration est celle du bruit des pas qui nous mène jusqu’au bord de l’eau, du bruit des rames et de l’embarcation qui glisse, ponctuée par les cris, les chants, le moteur qui hoquette… L’écoute est plutôt plaisante, mais son souvenir s’estompe vite.
Ce portrait ne serait pas complet si l’on omettait ses réalisations plus légères, qu’elles soient des documentaires ou des fictions : la rêverie apaisante et un brin magique de Champ avec vue, peinture d’un paysage sensible à plusieurs voix ; les digressions imaginées des passants qui se croisent dans la ville, absorbés dans leurs petits morceaux de vie (Les voix intérieures) ; le créateur de signes de ponctuation qui flirte avec la poétique de l’Oulipo (Le 13e signe)… Arte Radio donne une place à ces essais atypiques, à ces variations sur ce qu’un micro peut saisir du temps qui passe.
Je suis un peu dérangé par le passage sur Chantal Goya, on doit faire preuve de tolérance envers tout le monde non ? Nous avons tous notre parcours, nos expériences, qui nous ont menés à être ce que nous sommes. Il faudrait peut-être respecter cela, j’y pense d’autant plus ici que les productions de Claire Hauter sont d’une grande humanité.