S’aventurer sur les chemins de la fiction sonore dans le champ de l’art contemporain1, c’est emprunter des voix multiples. Évoluant seules ou accompagnées de bruits et de silences, mais aussi parfois d’images et/ou d’objets, elles s’incarnent à travers un ensemble de dispositifs d’écoute allant de l’installation spatialisée à l’audioguide. Certaines nous bercent, nous accompagnent, d’autres nous emmènent ailleurs, lorsqu’elles ne nous font pas littéralement dériver. Qu’ils soient mentaux ou physiques, les déplacements qu’elles nous invitent à effectuer sont autant de manières de (re)mettre en circulation des récits intimistes, réalistes, fantastiques ou familiers et, plus simplement, des mots et des sons qui nous racontent des histoires qui, de près ou de loin, nous parlent.
L’une des figures emblématiques de ce que l’on peut considérer comme relevant de la fiction sonore est le français Dominique Petitgand. Virtuose du montage, il compose des pièces sonores qui assemblent une multitude de « sons-bruits » de nature diverse, enregistrés – et parfois émis – par l’artiste lui-même, produits par la voix humaine (paroles, murmures, soupirs, respirations, rires, cris, chants, sifflements, grondements, etc.), par des instruments de musique ou des objets de toutes sortes. Plus ou moins longs, les silences ont aussi leur mot à dire et sculptent ces récits fragmentaires, lacunaires, balbutiants et haletants en même temps qu’ils en aiguisent le potentiel fictionnel, voire « dramatique ». Éditées sur disque et/ou diffusées lors de séances d’écoute, ces pièces sonores s’exposent aussi au sein de lieux d’art contemporain dont l’architecture ne relève pas systématiquement, loin s’en faut, du fameux white cube2. Chaque pièce de l’artiste, si elle peut être « montrée » à plusieurs reprises, se révèle être toujours unique en ce qu’elle épouse les contours des espaces qu’il investit, que ce soit d’un point de vue architectural ou acoustique3. Répartis en différents points, des haut-parleurs se partagent et diffusent les sons qui constituent chaque œuvre et induisent ainsi le déplacement du public d’un point à un autre, au fil des liens invisibles que tissent les sons entre eux. « Les deux couches sonores se font entendre pour l’auditeur se déplaçant d’un espace à l’autre, chacune alternativement, à proximité ou à distance. L’une déclenchant, stoppant, répondant ou accompagnant l’autre », décrit Dominique Petitgand à propos de l’installation De l’électricité dans l’air, conçue pour dix-huit haut-parleurs et déployée sur deux niveaux au Centre International d’Art et du Paysage de Vassivière, lors de son exposition « Il y a les nuages qui avancent », en 2015.
Aperçus de l’exposition « Il y a les nuages qui avancent » (2015) de Dominique Petitgand. Par Tabu Eti.
Si le travail de Dominique Petitgand, profondément sculptural, se caractérise par une utilisation (quasi) exclusive du son, celui de Marcelline Delbecq fait dialoguer sons et images (projections diapositives, vidéo, tirages photographiques, etc.) au sein d’installations où la voix tient le premier rôle et incarne des textes écrits par l’artiste, insufflant la troublante présence, en creux, de leur narrateur ou narratrice respectives. Grains de la voix et de l’image entrent alors en résonance et nous entraînent mentalement vers des espaces et des temps autres. Ayant fait l’objet d’une commande pour l’exposition « Airs de Paris » présentée au Centre Pompidou en 2007, l’œuvre Paradis associe une pièce sonore, interprétée par l’actrice Elina Löwensohn, et une photographie montrant cette dernière dans le décor Art nouveau du Grand Café, une brasserie située dans le quartier des Grands Boulevards. Sur le mode de la mise en abîme, elle raconte, à voix nue, l’histoire d’une actrice qui, en attendant un rendez-vous, erre autour des Grands Boulevards. Une déambulation sonore entre réalité et fiction où s’entremêlent bâtiments existants et personnages oubliés, en lien au théâtre, au cinéma et à l’histoire de la photographie.
Associés à des fragments musicaux et sonores réalisés en collaboration avec le bruiteur Nicolas Becker et le musicien Benoît Delbecq, partant chacun d’une photographie et retraçant les investigations d’un écrivain en voyage à travers les États-Unis sur les traces de l’auteur Nathanaël West, les trois récits à deux voix – l’une féminine, la narratrice, l’autre masculine, le personnage de l’écrivain – qui constituent Trilogy (West IV, V, VI), nous font suivre le personnage et sa quête littéraire. Comme souvent dans son travail, Marcelline Delbecq installe un dispositif d’écoute intimiste (casque individuel) et statique (banc en vis-à-vis de l’image projetée en diapositive au mur) qui nous invite à un voyage mental.
Bien que sur un tout autre mode, c’est également d’une véritable quête dont il s’agit dans la pièce de Tacita Dean, Trying to find the Spiral Jetty (1997), qui consiste en la transcription sonore du voyage de l’artiste en Utah pour tenter de retrouver, d’après les instructions faxées par l’Utah Arts Council4, la Spiral Jetty de l’artiste Robert Smithson. S’apparentant à une jetée en forme de spirale, cette œuvre majeure du Land Art construite en 1970 à Rozel Point, au nord-ouest du Grand Lac Salé, a la particularité d’être régulièrement immergée, et donc de disparaître, compliquant ainsi l’ambitieuse entreprise des deux protagonistes, laquelle va d’ailleurs se clore par un échec. Si celle-ci s’ancre pleinement dans la réalité, elle opère ainsi une inéluctable dérive fictionnelle du fait de la nature changeante de l’œuvre de Smithson elle-même et du caractère non prémédité de l’œuvre. « J’étais au festival Sundance en Utah, explique Tacita Dean, et il se trouve que, par le plus grand des hasards, quelqu’un à New York a dit qu’il avait entendu que la Spiral Jetty de Smithson avait refait surface. (…) J’ai récupéré les instructions du Utah Arts Council et me mis simplement en route. À ce moment là, je n’étais pas dans une démarche artistique. (…) Mais pour une raison curieuse, inconsciente, (…) j’ai déclenché mon enregistreur à partir de la dixième instruction (…). J’ai réalisé par la suite que je devais en faire une pièce sonore, parce que quelque chose de si extraordinaire s’était révélé à propos de ce voyage. (…) il m’a donc fallu fabriquer les étapes 1 à 10. C’est pourquoi, d’une certaine manière, c’est devenue une fiction. »5 Si le médium de prédilection de Tacita Dean est le film dont la Spiral Jetty serait, de par sa forme, une possible métaphore, Trying to find the Spiral Jetty est un film dont on est, à partir de sa bande-son, invité à projeter les images.
En 2007, l’artiste britannique Hannah Rickards part en Alaska et demande à une quarantaine de personnes ayant assisté à une aurore boréale de décrire le son – prétendu plus qu’entendu – produit par ce phénomène lumineux. Parallèlement à leur diffusion dans l’espace d’exposition au moyen de plusieurs haut-parleurs, leurs récits, retranscrits, sont donnés à lire dans l’installation … a legend, it, it sounds like a legend … (2007), sur trois moniteurs au fond respectivement rouge, vert et bleu (conformément à la triade RVB des points de couleur d’un écran télé) de sorte à créer, par tubes cathodiques interposés, des halos colorés feignant de rappeler à leur tour les aurores polaires, et venant en outre amplifier la dimension spectrale de ces vrais-faux « témoignages » participant, à défaut de preuve scientifique, d’une véritable construction fictionnelle, mythique – voire mystique. Dans une veine similaire, l’installation audiovisuelle de l’artiste américaine Susan Hiller Channels, exposée au centre d’art contemporain La Synagogue de Delme en 2013, se basait sur des témoignages, cette fois collectés sur Internet, de personnes « revenant » littéralement d’une expérience de mort imminente (EMI), diffusés par intermittence via un « mur » de téléviseurs faisant front au public, immergé par un flux de paroles signalisées par un oscillogramme vert, de vibrations lumineuses bleutées générées par les écrans cathodiques, de bourdons et autres grésillements hypnotiques.
Aperçu de Channels de Susan Hiller à la Synagogue de Delme en 2013. Par Bruno Rondeau.
Nombre d’artistes contemporain·e·s intéressé·e·s par la perception, les états de conscience et les phénomènes paranormaux ont su exploiter, sinon leurs capacités techniques, du moins l’aura « médiumnique » des moyens de télécommunication, propices à toutes sortes d’apparitions6. « (…) Au début je me suis intéressé au Feng Shui, puis j’ai rencontré un acteur chinois qui a commencé à me raconter des histoires de fantômes qui apparaissaient sur des lieux de tournage de cinéma. Que les tournages puissent être un réceptacle d’apparitions paranormales fut le point de départ de Radio Ghost », explique l’artiste Laurent Grasso7, auteur de cette pièce consistant en une cabine radio dans laquelle sont (re)transmises des histoires de fantômes, et à travers laquelle on peut visionner un film montrant le survol en hélicoptère, à une altitude habituellement impossible, d’une ville s’apparentant à une maquette.
Aperçu de l’exposition à la Fondation Louis Vuitton en 2014 autour du projet Dial-A-Poem de John Giorno (CC by-sa Yann Caradec)
Le téléphone, qui, à l’instar du médium radiophonique, donne à entendre la voix tout en maintenant à distance, hors du champ de vision, le corps dont elle se trouve dissociée, est moins utilisé tel quel, à savoir pour ses vertus premières d’outil de transmission – on pense notamment aux « tableaux téléphonés » de Moholy-Nagy, et plus largement à l’exposition « Art by Telephone » présentée au Musée d’art contemporain de Chicago en 1969, dont le principe consiste alors à envoyer / communiquer une œuvre (ses instructions) par téléphone –, qu’employé en tant que diffuseur de sons, de voix et d’histoires. Avec Dial-a-Poem (1969), John Giorno met en place un réseau de téléphones basé à New York qui répondent aux appels en diffusant des enregistrements de poètes et d’artistes contemporains, de Laurie Anderson à John Cage, en passant par Vito Acconci et Patti Smith8.
C’est d’une façon « détournée » que Janet Cardiff et George Bures Miller utilisent l’objet téléphone dans la série Dreams, dans la mesure où l’appareil n’est plus connecté à quelque réseau que ce soit et devient en quelque sorte une machine à storytelling. Il suffit donc de décrocher (le combiné) pour se laisser embarquer par la voix de Janet Cardiff livrant, sur le mode de la confidence, le récit intimiste d’un rêve dont on imagine bien le potentiel narratif.
Privilégiant une certaine expérience individualisée de l’écoute, le casque audio – souvent utilisé par ailleurs pour des besoins d’isolation phonique du fait de la présence d’autres éléments sonores concomitants – permet notamment de sortir du lieu d’exposition pour partir, hors les murs, à la découverte de l’espace urbain et/ou naturel lors d’une promenade sonore (audio walk), genre par lequel se fait connaître, dès le début des années 1990, la même Janet Cardiff9. « Sur le principe de l’audioguide, la voix de l’artiste (…) accompagne le participant, lui indiquant les directions à prendre et les embûches à éviter. Elle déploie une intrigue plus ou moins fragmentée à laquelle se superpose une multitude de sons, de bruits de pas ou de respiration plantant, selon les cas, une ambiance de film noir ou de science-fiction et dont l’origine (…) est parfois difficile à déterminer. (…) L’illusion des audio walks repose sur un décalage temporel permettant de “superposer une réalité à une autre”. »10 L’utilisation de sons binauraux (effet sonore 3D), de la caméra et, plus récemment, du smartphone et des systèmes de géolocalisation sont autant de techniques qui viennent accroître l’illusion d’une réalité augmentée en même temps qu’elles contribuent à fictionnaliser le réel.
Bande-son de l’audiowalk The Missing Voice: Case Study B (1999) de Janet Cardiff et George Bures Miller.
Notes :
1 Nous nous pencherons ici sur des pratiques et œuvres impliquant une diffusion sonore à proprement parler, mettant ainsi de côté toutes celles qui reposent essentiellement sur une prise de parole « directe », relevant en cela davantage de la performance. 2 On pense notamment aux expositions personnelles d’envergure que Dominique Petitgand a réalisées à l’Abbaye de Maubuisson en 2009, et plus récemment en 2015, au Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière. 3 Chaque installation donne lieu à un croquis spécifique de l’artiste indiquant notamment le nombre et la disposition des haut-parleurs dans le lieu d’exposition. 4 On peut lire ces instructions ici (cocher la case « fax Utah Arts Council »). 5 Voir Tacita Dean, Phaidon, 2006 (traduction de l’auteure). 6 Évoquons notamment le phénomène de voix électronique (EVP, Electronic Voice Phenomena) selon lequel des messages de provenance inconnue peuvent surgir du bruit blanc d’enregistrements audio, et la Transcommunication instrumentale (TCI), communication paranormale par le biais d’écrans et de moniteurs permettant, quant à elle, de voir apparaître l’image de personnes défuntes dans la « neige » de télévision. 7 Voir l’interview « My life in the bush of ghosts », Claire Staebler, Laurent Grasso, Christophe Kihm, in Laurent Grasso. Le Rayonnement du corps noir, Les presses du réel, 2009. 8 Une partie du contenu de Dial-a-Poem est désormais accessible sur le site du MoMA (Mu-seum of Modern Art) de New York. Voir aussi sur UbuWeb. 9 Voir les vingt-cinq « Walks » répertoriées sur le site de l’artiste. 10 Voir Raphaël Brunel, « Janet Cardiff & George Bures Miller. Sonorama », Volume – What You See Is What You Hear, n°6, 2013, pp. 24-31.Image de Une : photographie de l’installation Channels de Susan Hiller, Synagogue de Delme, 2011, CC-by-nc-sa Nicolas Godin.