Xavier Thomas : L’écoute en marche

Journaliste à Radio Grenouille durant 10 ans, Xavier Thomas s’intéresse à la question de la relation du son au territoire. Tout au long de l’année 2013, il participe au projet des Promenades sonores, un ensemble de 39 créations radiophoniques à écouter in situ produites par Radio Grenouille dans le cadre de Marseille-Provence 2013, Capitale européenne de la culture.

Une promenade sonore, avec vue sur l'archipel du Frioul © Radio Grenouille

Une promenade sonore à Marseille, avec vue sur l’archipel du Frioul © Radio Grenouille

Ces balades audioguidées, réalisées par des auteurs d’horizons divers, relèvent de formats différents et complémentaires : du documentaire à la création participative avec des habitants, en passant par l’art sonore. L’artiste eRikm signe ainsi L’Aire de la Moure dans les collines de Allauch. Dans Les Voix de l’Intérieur, les détenus des Baumettes avec la complicité de Pascal Messaoudi baladent l’auditeur autour de leur centre pénitentiaire. Jeanne Robet enquête à Callelongue sur les traces du fantôme du Sémaphore et l’auteur de science-fiction Alain Damasio propose, avec Floriane Pochon et Tony Regnauld, une balade sensorielle post-apocalyptique sur la plage de Port-Saint-Louis-du-Rhône. Le site Promenades-sonores.com permet l’écoute et le téléchargement libre de ces pièces et fournit aussi des cartes et les points de départs des balades, toutes accessibles en transport public, pour que l’écoute puisse se mettre en marche.

Parmi toutes ces propositions, Xavier Thomas est l’auteur de cinq promenades sonores: L’effacement  sur l’histoire industrielle de Marseille dans le quartier de La Cabucelle, C’est fou comme on se ressemble à l’hôpital spécialisé Montperrin à Aix-en-Provence, L’entrevue sur la colline du Castellan à Istres. Il co-réalise aussi avec la sociologue Samia Chabani Marseille Terre d’accueil ?, promenade sonore sur l’histoire de l’immigration le long des quais d’Arenc, et signe avec l’auteur Jean-Pierre Ostende La croisière des spectres, une fiction déjantée à écouter au palais du Pharo.

Les Promenades sonores interrogent la possibilité de l’écoute in situ qui donne naissance à de nouveaux formats. Des déambulations radiophoniques, des mises en sons du paysage qui redéfinissent les marges de la radio en mutation. Comment le son peut-il ainsi questionner un territoire ? C’est tout l’enjeu de ces promenades qui font entendre une réalité urbaine ou sauvage, toujours mouvante, et, à l’image des ondes radio, difficilement saisissable.

Quels défis d’écriture représentait la réalisation de ces balades audioguidées ?

Xavier Thomas : Écouter (la radio) est une activité contextuelle qui s’effectue presque toujours dans le cadre d’une autre action : lire, faire la vaisselle, conduire sa voiture… Plus grand monde n’écoute la radio, ou de la musique, ou de l’art sonore sous quelque forme qu’il se présente, religieusement attentif et assis dans un fauteuil. La « génération mp3  » a la bougeotte et, plutôt que de le déplorer, il est temps d’en tirer parti. Dès lors, que se passerait-il si un auteur pouvait choisir très exactement dans quel contexte l’écoute d’un son doit intervenir… ? D’une situation subie, on passe à une situation décidée, créée.

Mais l’adéquation d’une « bande son » à un paysage est une chose ardue. Dans le fond, il faut éviter que le son devienne un commentaire, un audioguide du paysage, il faut éviter la redondance, l’effet gratuit, l’anecdote. Dans la forme, il faut un timing exact, mais assez souple pour que chaque promeneur y trouve son rythme, et faire en sorte que le guidage s’intègre au propos. Des solutions, des méthodes ont dû être inventées, qui parfois s’inspiraient de pratiques issues du théâtre, de la danse ou du cinéma. Je crois que chacun des auteurs a eu le sentiment de devoir aller au-delà de son champ de pratique habituelle. Cette notion de « dépassement » fait sans doute à la fois le charme et la fragilité de bon nombre de réalisations. Dans cette double nature, je la trouve précieuse.

Quelles sont les « solutions » que vous évoquez qui ont dû être inventées pour ce projet ?

La temporalité correspondant à l’espace à parcourir était problématique. Comment faire coïncider avec exactitude les événements sonores avec les différentes étapes de la promenade ? Au début de l’aventure, nous faisions de savants calculs, carnet de notes à la main, pour évaluer le temps nécessaire pour aller d’ici à là, puis tentions de grands calculs compliqués pour déterminer quand suggérer, dans la bande-son, un changement de direction. C’était complexe et pas très probant. Un beau jour, quelqu’un – c’était Tony Regnauld, je crois, réalisateur et membre du comité de pilotage – a suggéré que chaque auteur fasse une « timeline », c’est à dire un enregistrement-témoin où l’auteur décrit le trajet et indique tous les changements de direction. Cette piste sonore d’un seul tenant nous permettait facilement de prendre nos repères. Bien que n’étant pas destinée à figurer dans le mix final, il est souvent arrivé que des bouts s’en échappent et perdurent dans la version définitive.

Autre exemple : pour donner au promeneur le « bon rythme », nous enregistrions nos pas et les restituions de façon récurrente au cours de la promenade. Ainsi, le promeneur pouvait se rendre compte s’il était un peu lent ou au contraire trop rapide, par rapport au tempo. Cette question du timing était omniprésente, parfois un peu étouffante, même. Fallait-il à chaque instant garder le promeneur sous contrôle, toujours lui indiquer la bonne direction au bon moment ? Pour ma sixième promenade sonore, réalisée dans le parc de l’hôpital psychiatrique d’Aix-en-Provence, j’en avais tellement marre de faire le guide parfait, que j’ai délibérément choisi un parcours extrêmement compliqué, labyrinthique, multipliant avec brusquerie les « tournez à droite » et les « tournez à gauche » au point qu’il est quasi certain que le promeneur perde son chemin. Et j’ai malicieusement ajouté à la bande-son un « Vous vous sentez un peu paumés ? Ne vous inquiétez pas, ici, vous n’êtes pas les seuls. » Les patients de l’hôpital qui ont essayé la promenade trouvaient pour leur part cet égarement plutôt amusant.

Xavier Thomas (au centre) durant une entrevue, avec Sébastien Géli à la perche © Radio Grenouille

Xavier Thomas (au centre) durant une entrevue, avec Sébastien Géli à la perche © Radio Grenouille

De quelle manière ces promenades sonores soulignent la porosité entre la radio et d’autres disciplines comme le théâtre, la danse ou le cinéma ?

Bien que porté par une radio réputée être une radio de création, ce projet s’adressait à une diversité d’auteurs dont la plupart ne venaient pas du (petit) milieu de la création radiophonique. Ils étaient écrivains, musiciens, développeurs de sites web, ou habitants du quartier. Au départ personne — même pas nous, porteurs du projet — ne savait comment faire une promenade sonore ! Nous avons appris à faire en faisant, sans reproduire des schémas ou des recettes préétablies. Et c’est de ce que nous connaissions, ou imaginions, des pratiques du théâtre, de la chorégraphie ou encore du cinéma que nous nous inspirions. Sans du tout rabâcher le vieux lieu commun du « cinéma pour l’oreille », plusieurs auteurs se sont fait la réflexion que ce qu’ils faisaient ressemblait à un film, pour lequel le réel se substituait à l’écran. Et plusieurs promenades prenant la forme d’une fiction, la pratique théâtrale n’était pas loin, pour alimenter l’action de jeu. Enfin, le rapport au corps, toujours présent, appelait la chorégraphie. J’aurais d’ailleurs adoré aller plus loin et réaliser une promenade sonore avec un(e) chorégraphe, ce qui n’a finalement pu se concrétiser. Peut être pour une prochaine fois, si nous parvenons à continuer ce travail en dehors du contexte de la capitale culturelle 2013?

Comme les conditions de ce type de propositions culturelles ne sont pas habituelles, est-ce qu’il y a eu des opérations de médiation pour initier un public à la pratique de la promenade sonore ?

C’était très important de développer une médiation spécifique pour cet objet inusité dans le paysage. On faisait se croiser deux publics assez différents : les habitués des événements culturels, qui ne sont pas forcément de grands marcheurs, et les habitués de la marche, les randonneurs, qui n’aiment pas forcément avoir un casque audio sur les oreilles pour écouter du son pendant leurs promenades ! Il fallait donc convaincre les uns et les autres. Nous avons été présents, avec un dispositif d’écoute et des lecteurs mp3 en prêt, sur toute une série de rendez-vous. Pour accompagner ces écoutes et la découverte du projet, une médiatrice recrutée spécifiquement a fait un travail remarquable pour faire entendre, expliquer, accompagner, convaincre… Les offices de tourisme des communes étaient invités à en parler aux visiteurs. Nous les avons parfois sentis réticents, car c’était décidément une proposition inhabituelle, un peu dérangeante, qui redéfinissait les lieux et la notion même de patrimoine. Souvent, nous organisions un petit événement festif, à l’occasion du lancement d’une des promenades. C’était aussi l’occasion de redonner du collectif à une expérience de balade tout de même essentiellement individuelle. Créer du collectif entre les différents auteurs est sans doute ce que nous avons le moins bien réussi, dans ce projet. Pour les balades participatives (pilotées par Nelly Flecher), il était très important d’associer tous les habitants auteurs des promenades à leur mise en partage avec les visiteurs de leur quartier, de leur village.

La balade sonore ou l’écoute en marche est-elle selon vous un nouveau format en train d’émerger ?

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un nouveau format. Ça n’est pas tant la question de la forme que celle du fond qui compte : la question, c’est où et comment écoute-t-on du son, de la radio ? La miniaturisation, et du coup la mobilité des appareils permettant d’écouter du son (le walkman, puis le baladeur et aujourd’hui le smartphone) ont complètement changé la donne. Soyons réalistes : quand et comment écoute-t-on la radio aujourd’hui ? Quelques minutes le matin au petit déj’ et idem le soir en bagnole, en rentrant du turbin ? Il faut, à l’époque de la mobilité, se reposer la question du lieu et du contexte de l’écoute, si l’on ne veut pas voir graduellement disparaître la radio – je veux dire la radio de création, pas la bouillie matinale à ingérer avec les corn-flakes et le café. Il faut inventer de nouvelles modalités d’écoute. Je crois aussi qu’il faut la réincarner, trouver quelque chose qui ne s’adresse pas uniquement à l’esprit mais aussi au corps. C’est ce qu’essaient de faire les promenades sonores : donner à l’écoute un « ici » et un « maintenant ».

Est-ce alors un nouveau champ à explorer qui peut être financé par des institutions autres que des radios ?

Il ne faudrait pas que la création sonore devienne une niche, à l’apanage exclusif d’un secteur exclusivement financé par des subventions. Or pour l’instant, concrètement, c’est le cas. Impossible d’intéresser une radio commerciale à la production d’un documentaire ou d’une création sonore. Quant aux radios dites libres, elles ne sont plus libres de grand chose, en tous cas pas d’investir des moyens qu’elles n’ont pas dans des productions dont elles ne voient plus l’intérêt. Aujourd’hui la radio est visible et monétisable, elle est subventionnée, même si l’État et les collectivités se désengagent chaque année un peu plus. Malgré tout, la radio hertzienne continue à intéresser suffisamment pour drainer quelques subsides, à condition qu’ils soient utilisés de manière assez conservatrice pour faire de la radio « utile », du plateau, de la programmation musicale, du talk-show, du bla-bla… Ce n’est pas forcément toujours le cas de projets de création qui, comme celui ci, sont aux marges de la radio.

Pour aller plus loin :

  • Aux 39 promenades sonores s’ajoutent 14 points d’écoute : des créations à écouter in situ, sans forcément être en marche. Certains point d’écoutes ont été réalisés par Xavier Thomas, d’autres pendant les ateliers radio de Kaye Mortley à Phonurgia Nova en 2013.
  • Radio France a également développé un projet d’écoute in situ sur le territoire de Marseille-Provence 2013. MarseilleSons est un site web dédié et une application mobile géolocalisée qui proposent des portraits d’habitants, des extraits musicaux ainsi que des archives de Radio France à découvrir à Marseille, Arles et Aix-en-Provence.
  • Début 2014, Radio Grenouille a été contactée par Google pour fabriquer une extension web au projet de Promenades Sonores, au rendu controversé. Lire sur Syntone : Plus belle la Promenade sonore (mai 2014).

13 Réactions

  • Bonjour,

    Intéressant article. Il faudrait presque lui ajouter une annexe sur les balades sonores « à oreilles nues », mais elles sortiraient alors du cadre radiophonique de Syntone.
    Je pense, en tant que praticien acharné depuis une trentaine d’années de balades sonores en tous genre, que l’on pourrait considérer celà comme un format, pas véritablement nouveau à l’aune de Murray Schafer et de Max Neuhaus, ou sans doute d’une posture, voire d’un véritable dispositif parfois non technologique. Je serais d’ailleurs curieux de frotter des balades à oreilles nues à celles audioguidées autour de Marseilles, non pas pour en attribuer plus de mérite à l’une ou à l’autre, mais pour créer des sortes extensions d’écoutes.
    Petite info, nous sommes en train, avec le CDMC à Paris, dans le cadre des rencontres « création sonores et jardins », de mettre en place une journée autour des balades sonores, début octobre 2015, dans laquelle est d’ailleurs convié le projet marseillais.

  • Je pense en effet que l’on peut dire que la ballade sonore est un nouveau genre, ou sous-genre, ou une pratique ou un nouveau format, issu à la fois de la création radiophonique et de l’art sonore.

  • Pour ma part, je dirais plutôt que le « genre  » balade sonore est issu d’une rencontre/croisement entre l’écologie sonore et l’art sonore, avec parfois un volet radiophonique, sur certains projets, notamment audioguidés.

  • La « balade » ou le « parcours » sonore lorsqu’il n’est pas « à oreilles nues » est indéniablement né(e) d’une évolution technologique : l’écoute amplifiée nomade, rendue techniquement possible par les premiers walkmans. La disparité d’approches, de pratiques, d’esthétiques relèvent avant tout des intentions des auteurs qui viennent aujourd’hui de tous horizons, de toutes disciplines, brouillant les cartes, et les cadres d’écoutes.

    Pourquoi ne pas avouer alors tout simplement que la « balade sonore » est « trans-genre » ?!.

  • La balade sonore est indéniablement, aujourd’hui en tous cas, transgenre. Néanmoins, à l’origine, elle n’est pas née d’une ou des évolutions technologiques, mais bien des croisements de l’écologie et de « l’art des sons ». La technologie a pour sa part participer à une évolution et parfois réorientation de cette pratique, mais assurément pas à sa naissance.

  • Ne pourrait-on pas s’accorder sur des définitions qui, au risque de réduire les interconnections et les micros-différences (les presque-riens…) entre les différentes pratiques, tenteraient de définir de manière plus radicale les bornes de chaque pratique de l’audio mobilité ?

    Je proposerais comme élément de départ, par exemple :

    1_Marche d’écoute : traduction (non littérale) du « soundwalk » historique : marche, balade, pérégrination où l’écoute naturelle de l’environnement sonore est le seul « ressort » artistique utilisé.

    2_Balade audio-guidée : déambulation menée par une ou plusieurs voix, qui, mêlée-s à d’autres utilisations de médias sonores (sons environnementaux, musique, poésie, témoignages…) guide un auditeur à travers plusieurs espaces au travers une proposition transgenre (chorégraphie, dramaturgie, musique, radiophonie…)

    3_Parcours sonore : ici l’auditeur est guidé autrement que par une voix (géo-localisation, balises…) dans une proposition dont l’écoute d’une proposition « sonore » est le seul (ou principal) ressort.

    To be continued…

  • Concernant des définitions plus « radicales » je ne suis pas persuadé que ces dernières clarifient vraiment la situation, ne serait-ce que parce que l’on se trouve souvent confronté à différentes techniques et postures au serin d’une même balade.
    Par contre le terme de parcours sonore est en effet plus clair lorsque l’on a à faire à des sentiers type découverte avec des aménagements, jeux, mobiliers, installations, voire même signalétiques/consignes de points d’écoute (Cavan, Vallée de l’Our, Auzet, Isérable…).
    En tout cas, ces réflexions donnent du grain à moudre pour la journée à venir du CDMC…

  • Xavier dit :

    Forme, format, formatage … Est-il bien nécessaire de créer une typologie des différentes formes de promenades sonores, sachant que les auteurs et artistes s’ingénieront aussitôt à brouiller les pistes et les genres? D’autant que, pour ce qui concerne ces promenades sonores et comme le rappelait Etienne Noiseau, à l’origine il s’agissait d’abord de DÉTOURNER un objet sonore d’usage courant : l’audioguide. J’aime bien l’idée que ces objets là continuent à relever du détournement, de la subversion .

  • La question de la typologie (et de la forme) rejoint celle du langage… Personnellement je trouve ça assez pratique d’avoir des mots assez bien délimités (pas toujours si bien…) pour pouvoir parler, penser… Quand on définit un concept, quand on « formalise » avec l’aide de la langue, ce n’est pas (toujours) pour « formater » mais avant tout pour créer un cadre d’échange… Des limitations sont à craindre par l’usage de la définition : pratique fort répandue par ailleurs… C’est une fois le cadre défini, que nous pouvons nous amuser à le déplacer, l’exp-l-oser.

    Concernant les origines : si le premier audioguide était un walkman (et il le fût, isn’t it ?!.) alors permettez-moi d’imaginer que des artistes n’aient pas attendus l’ouverture du musée le plus proche pour s’emparer de la technique émergente dans le but de frotter leurs sons, leurs voix, enregistrées, au réel… en marchant.

  • Il y a parfois l’idée de détournement, donc de subversion, avec des frottements spacio-temporels, symboliques, narratifs, des matériaux exogènes… Néanmoins, certains parcours audio-guidés, géolocalisés, se posent plus en problémartique d’extension que de détournement, avec des frontières poreuses et mouvantes entre création sonore/médiation culturelle et artistique/valorisation paysagère…

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