Vers un tourisme sonore ?

Depuis quelques années, le son autre que musical est activement investi par les milieux de l’art, de la culture et du patrimoine : sites acoustiques remarquables, installations paysagères, promenades à oreilles nues ou casquées, réalité augmentée, le sonore a le vent en poupe. Dans ce paysage touristique en cours de constitution, se croisent activistes de longue date de l’écoute, collectivités locales soucieuses de marketing territorial, artistes en recherche de nouvelles formes et – nos yeux étant déjà sursollicités communicant⋅e⋅s à la conquête de nos oreilles. Tour d’horizon non exhaustif d’un phénomène en expansion, notamment en France.

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Abrinsky, « Listening devices », Creative Commons by-nc-sa

« Points d’ouïe » et panoramas d’écoute

Il existe depuis 2014 un guide du tourisme sonore. Conçu par l’acousticien britannique Trevor Cox, il prend la double forme d’un livre, Sonic Wonderland1, et d’un site web proposant une cartographie de sites sonores d’exception dans le monde entier. L’on peut être sceptique au départ face à l’approche choisie : la sélection des lieux se fonde sur le record et l’insolite, comme si le son devait nécessairement passer par la compétition – avec le visuel comme avec des paysages sonores moins saillants – pour conquérir enfin son droit de citation. Mais force est de constater que l’on est vite captivé⋅e par le voyage virtuel à travers les quelques extraits sonores mis en ligne (ici l’oiseau-lyre australien, capable d’imiter le chant d’autres oiseaux mais aussi d’appareils photos ou d’alarmes, un orgue qui joue des stalactites) et surtout à travers le livre, belle réflexion sur notre rapport au son, riche de multiples situations d’écoute, naturelles, musicales ou architecturales. L’introduction donne plaisamment le ton, l’auteur découvrant un effet acoustique inattendu au beau milieu des égouts de Londres : « Alors que tous mes autres sens étaient révulsés, mes oreilles savouraient une incroyable pépite sonore2. »

 

Choix de vidéos sur des « orgues maritimes » par Trevor Cox

Autre initiative, relancée3 en France en juin dernier à l’occasion du World Listening Day : Gilles Malatray, vieux routard des promenades d’écoute et observateur infatigable des questions sonores, propose l’inauguration de « points d’ouïes » ou « sites auriculaires » afin de « prendre notre environnement sonore en compte, dans une approche tout à la fois esthétique, sociale et écologique ». Le projet s’adresse au grand public, notamment à travers une carte en ligne à venir, mais vise surtout à interpeller les élu⋅e⋅s. C’est la différence essentielle d’avec l’approche de Trevor Cox : la proposition, loin de se résumer à une passion personnelle pour le sonore, s’inscrit dans la lignée du travail mené par diverses structures engagées dans l’écologie sonore4 en faveur d’une redécouverte du paysage par le son, pas nécessairement spectaculaire, et d’une mise en valeur patrimoniale du territoire sonore. L’association Acirène a notamment engagé depuis 1986 une étude de fond afin de produire un « guide acoustique de la France ». La structure a ainsi contribué à former et sensibiliser divers⋅e⋅s actrices/teurs de l’écologie sonore dans l’Hexagone, permettant par exemple une réelle prise en considération du paysage sonore dans le Parc naturel du Haut-Jura. Ce dernier recense et promeut activement ses « belvédères pour l’oreille », au même titre que les autres ressources naturelles.

 

Jardins et sentiers sonores

La Bretagne n’est pas en reste, deux projets y étant particulièrement actifs sur la promotion de l’écoute et du son du territoire. Le Centre de découverte du son de Cavan, d’abord, qui anime un « parc de loisirs » acoustique prenant la forme d’un inventif sentier musical en forêt ainsi que d’un espace didactique en forme d’oreille, le Jardin Sonifère, et qui propose des promenades d’écoute ornithologiques en Trégor. Très orienté vers la pédagogie, le Centre utilise l’approche touristique comme moyen de sensibiliser à l’écologie sonore un public plus large, comme outil de banalisation et de dissémination de l’écoute. Le projet Territoires sonores, ensuite, développe des balades audio sur le Cap de la Chèvre, dans le Finistère, cette fois avec casque sur les oreilles pour goûter les « friandises sonores » disséminées au fil du chemin. Les deux structures s’appuient sur des liens forts avec les collectivités et autres institutions locales, et sont notamment financées au titre de la valorisation du territoire qu’elles opèrent à travers le sonore – mais dans l’un et l’autre cas, le caractère non lucratif, collectif et inscrit dans la durée prend le contre-pied du discours libéral porté par le marketing territorial. Démarche bien différente, par exemple, dans la communication autour de ces « cabanes sonores » proposées par le Conseil départemental de Moselle cet été : on est là dans le divertissement à consommer, bien loin du temps long de l’écoute, et le sonore se trouve rapatrié du côté promotionnel. Le territoire se fait vitrine et le paysage acoustique devient vecteur de communication.

Autre lieu dont l’objet est de « faire sonner le paysage », mais cette fois en Limousin et avec une toute autre articulation entre son et paysage : les Jardins de La Borie, où depuis 2013 s’allient sur quatorze hectares sons naturels et artificiels. Louis Dandrel, ancien directeur de France Musique et communément considéré comme le père du design sonore en France, a conçu les compositions musicales, mais les paysagistes ont joué un rôle tout aussi important dans la dimension sonore du lieu, un « chemin de l’eau » suivant « un parcours sonore qui part des sons les plus aigus au sommet de la pente pour arriver aux sons plus graves au bas du vallon » et les plantations ayant été réalisées « en fonction de leur gradient sonore » : « Sur la partie haute du jardin, les plantes les plus fines comme les graminées qui bruissent au gré du vent. En bas, les végétaux au feuillage plus épais et plus sombre comme le Populus nigra. »5. On citera également, dans la création de jardins sonores, le travail de longue date du compositeur Pierre Mariétan, par exemple à Isérables en Suisse. Le développement du tourisme sonore reste ici inscrit dans une démarche volontariste pour mettre en valeur la dimension sonore du monde – voire pour créer des « oasis » acoustiques censément protégées du monde réel –, mais est également la conséquence d’un autre phénomène en croissance, celui des installations artistiques centrées sur le medium sonore.

 

Audio tours nouvelle génération

Sortons de l’acoustique, le paysage à oreilles nues, pour entrer dans l’audio, le guidage individualisé. Le goût pour le voyage sonore se développe, et des installations éclosent ici ou là pour faire visiter une ville par les oreilles, à l’instar des Binaudios développées par Dominic Wilcox et James Rutherford. Installées au sein de l’école de musique et salle de concerts The Sage Gateshead en Grande Bretagne, ces jumelles touristiques version audio donnent à entendre les sons de la ville en fonction de leur angle de rotation. Une façon de « vendre la ville » par des instantanés sonores assez proche de celle imaginée par Thalys : pour promouvoir le voyage dans diverses capitales européennes, le transporteur a mis en place des plans de ville sonorisés, donnant à entendre les évènements acoustiques censément typiques des métropoles en question – à Paris, par exemple, pigeons qui roucoulent et ébats amoureux. Le son n’est plus là le moyen de découvrir un lieu, mais au contraire un outil pour reproduire un discours attendu sur ce lieu.

Avec la vogue de la « réalité augmentée », de la « ville intelligente » et la dissémination du smartphone comme outil touristique, l’audio tour à l’ancienne évolue également, non seulement dans les contenus proposés mais dans les personnes qui les conçoivent et les parcours pour lesquels ils sont imaginés. Le prêt-à-écouter se porte bien (ici, une entreprise proposant des visites convenues – voire infantilisantes, avec voix contrefaites et sketches historico-comiques – pour de multiples destinations), le divertissement spectaculaire se décline aussi en sons (, une promenade sur les pas de Sherlock Holmes par Soundmap en partenariat avec WarnerBros), les offices de tourisme peinent souvent à nous convaincre en dépit de leur enthousiasme, et les Histoires et Anecdotes du Patrimoine d’Île-de-France (HAPI) proposées par la SNCF ne parviendront sans doute pas à supplanter les baladeurs personnels ou les rêveries silencieuses. Dans ces exemples, l’accompagnement touristique superpose un discours normalisé sur le réel au réel lui-même – plutôt que de le révéler, il masque son objet. Il ne s’agit plus d’écouter le territoire, mais un récit – documentaire ou fictionnel – de ce territoire. Parfois, néanmoins, il parvient à ouvrir des espaces imaginaires à l’intérieur d’un lieu matériel.

Promenades audio créatives

 

Diverses initiatives, certaines émanant de radios associatives, d’autres d’artistes, participent ainsi au renouvellement des promenades audio en France6. On citera d’abord l’un des rares exemples en zone rurale : les Marches sonores instituées par Pierre Redon7 en Limousin à partir de compositions documentaires, naturalistes et artistiques. Les initiatives urbaines sont plus nombreuses. Dans le cadre de Marseille Provence 2013, Radio Grenouille a mis en place des créations radiophoniques spécifiquement conçues pour des cheminements précis8. Certaines à caractère documentaire et néanmoins très loin des chemins touristiques traditionnels, d’autres faisant dériver les promeneuses/eurs vers l’imaginaire. Les créations peuvent également s’écouter depuis un fauteuil sans perdre de leur intérêt. D’autres initiatives penchent davantage vers la patrimonialisation, à l’instar du projet Radio Terramoto de Maile Colbert, Rui Costa et Jeff Cain, balade à Lisbonne sous forme de transmission radio au moment du grand tremblement de terre de 1755 (dont l’écoute se passe difficilement de l’expérience in situ), ou encore des parcours urbains instaurés cette année par Radio Campus Besançon, qui accordent une belle part au passé industriel et aux luttes ouvrières de la ville.

 

C’est un choix similaire qu’a fait le collectif parisien MU pour Barbès Beats, sa promenade historique et musicale dans un quartier populaire de Paris, la Goutte d’or. L’association avait lancé en 2014 une navette sonore et des parcours sonores avec vingt artistes intervenant⋅e⋅s, et propose cette année, avec beaucoup de suite dans les idées, de mettre en place un « service public d’information sonore » à Paris. Barbès Beats, qui s’écoute aussi bien comme documentaire unitaire, est le fruit d’un travail de terrain et consacre plusieurs séquences aux manifestations des immigré⋅e⋅s pour leurs droits, aux autres luttes sociales, à la drogue. Mais s’il est louable de ne pas occulter, comme le feraient des audio tours classiques, les conditions de vie difficiles et les combats menés, le dispositif interroge néanmoins : on vient là visiter les inégalités sociales les plus violentes, le temps d’une balade technologique. Démarche comparable à cet égard : celle du collectif états-unien Soundwalk (fondé par le Français Stéphane Crasneanscki), qui propose des promenades audio – payantes cette fois – dans le Bronx ou à Hong Kong, à Belleville ou en Inde, avec les voix de figures locales. Réappropriation de la narration d’un lieu par ses habitant⋅e⋅s ou gentrification des quartiers populaires par l’art sonore ? Évocation sans misérabilisme ni angélisme de la réalité des quartiers ou recherche d’un nouveau pittoresque ?

La question se pose, d’autant qu’un petit tour dans le secret et le côté obscur est un bel argument de vente, comme en atteste le parti pris de Detour, une application de balades audio visant, à « révéler » – moyennant finances – « des histoires, des personnes et des endroits méconnus ». Le tout, comme dans les exemples précédents, avec une démarche de création, les promenades étant réalisées par des artistes sonores reconnu⋅e⋅s9 – néanmoins soumis⋅e⋅s à d’inévitables contraintes de standardisation pour un projet visant une certaine amplitude.

À rebours de cette transformation de la ville en décor, la compagnie Espaces sonores, mené par Stéphane Marin, tente quant à elle de questionner l’espace public à travers ses déambulations : le dispositif institué dans Un pépin pour deux casse l’individualisation et l’isolation en organisant des déambulations sonores sous parapluie, les sons amplifiés s’écoutant à deux et se mêlant à ceux du réel. Autres guidages anti-touristiques, requérant cette fois une attitude active des participant⋅e⋅s, les RadioBallets mis au point en 2002 par le collectif allemand Ligna : lors d’une transmission FM en direct, les auditrices/teurs dans un espace public donné sont invité⋅e⋅s à jouer d’étranges chorégraphies dispersées afin de casser les codes tacites du lieu – tout en questionnant notre étonnante propension à obéir aux injonctions d’un média. Le collectif grenoblois Ici-Même avait conduit des expériences comparables de « cinéma radioguidé », notamment avec Radio Grenouille à Marseille, dont l’objet était la « contamination de l’espace public médiatisé par une radio locale ». En 1970, William Burroughs avait même rêvé une déambulation sonore littéralement multiphonique et explosive :

 

Performance de RadioBallet à l’occasion du festival international de théâtre « Ciudades Paralelas »

Je considère le potentiel de milliers de personnes avec des magnétophones, portatifs et fixes, des messages transmis comme par des tam-tams, une parodie du discours du Président qui monterait et descendrait des balcons, entrerait et sortirait par des fenêtres ouvertes, à travers les murs, par-dessus les cours, qui serait repris par des chiens en aboyant, par des clochards en grommelant, musique, circulation descendant des rues balayées par le vent, traversant les parcs et les terrains de foot. L’illusion est une arme révolutionnaire10.

L’intérêt grandissant pour le sonore dont témoignent nombre de ces initiatives est plaisant à constater, tout comme la démocratisation de pratiques et d’écoutes jusque là confinées à des milieux spécialisés. L’on ne s’étonnera pas des partis pris commerciaux d’opérateurs touristiques traditionnels ni de l’enrôlement du son par les communicant⋅e⋅s, mais les approches contradictoires au sein des diverses branches de la création sonore, audionaturalistes ou non, signalent un malaise naissant : le risque – ou, selon la perspective, la volonté – de voir le sonore non musical rapatrié dans l’univers du divertissement, auquel il échappait jusqu’ici, et d’en faire un outil parmi d’autres de l’industrie des loisirs. Selon les démarches, nos oreilles sont invitées à faire le grand écart : entre redécouverte du monde par l’ouïe et extension auditive du domaine du tourisme, entre tout arrêter pour entendre et s’immerger dans un flux sonore aussi rapide et dense que les autres flux, entre ouverture de nouveaux espaces d’écoute et réenchantement en trompe-l’oreille du territoire. Le sonore saura-t’il continuer à inventer de nouvelles formes et se donner à connaître tout en gardant sa capacité d’étonnement, de poésie voire de subversion d’un certain ordre visuel et spectaculaire du monde ?

Mise à jour le 10/07/2015 : retrait du lien vers la carte des « Points d’ouïe » de Gilles Malatray, en attente de sa version définitive.

Mise à jour le 13/07/2015 : ajout de précisions concernant le travail du collectif MU.

Notes :

1 Publié chez Vintage en 2015 dans sa version anglaise, et en 2014 chez Norton, sous le titre The Sound Book, dans sa version états-unienne.
2 Sonic Wonderland, op. cit., p. 14 (ma traduction).
3 Un appel similaire avait déjà été publié en 2012.
4 Voir par exemple celles qui ont pris part au 2e Congrès mondial d’écologie sonore en 2012.
5 Jean-François Coffin, « La Borie, un parc en musique », Jardins de France 631, septembre-octobre 2014.
6 Ce phénomène s’accompagne de la multiplication concomitante des « siestes sonores », davantage orientées vers l’animation culturelle que le tourisme à proprement parler. Voir à ce sujet l’article d’Evelyne Pieiller, « Extension du domaine de la sieste », Le Monde diplomatique, février 2014.
7 À qui Syntone a récemment consacré un article : « La nuit du chamane » (juin 2015).
8 Lire notre entretien (mai 2014) avec Xavier Thomas autour de ces promenades sonores de Radio Grenouille.
9 Et parfois même connues des lectrices et lecteurs de Syntone, comme Jeanne Robet ou Anna Raimondo, qui fait par ailleurs partie de notre équipe de rédaction.
10 William Burroughs, Révolution électronique, édition Champ Libre, 1974, traduction Jean Chopin, p. 1.

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