The Truth : « Un artéfact du monde réel »

Un homme et une femme qui ne se connaissent pas dans un taxi. Le chauffeur ne semble pas conduire ces deux personnes là où elles le souhaiteraient. C’est que, pour aller là où elles le veulent, il est peut-être déjà trop tard (Ride Share). Une petite fille qui dialogue avec un poisson dans une animalerie et qui décide, un beau jour, de le libérer. Mais passer d’un bocal à un lac sauvage ne va pas de soi (Fish girl). Qui est cette homme à la voix étrange que ce couple de retraité·es cache dans sa grange (The man in the barn) ?… Voici le type d’histoire que l’on peut entendre dans The Truth, podcast indépendant apparu en 2011. Jonathan Mitchell, son fondateur, n’est pas un inconnu. Comme réalisateur, producteur, et écrivain, il a participé à de nombreux autres podcasts célèbres aux États-Unis (RadioLab, This American Life, All things considered), et a décidé il y a quelques années de créer son propre programme, au sein de la plateforme Radiotopia. Il est par ailleurs compositeur, et a beaucoup étudié la musique électronique et expérimentale.

Truth | Nick Youngson CC BY-SA 3.0 Alpha Stock Images

Dès la première écoute, le style cinématographique de The Truth étonne, et on se dit qu’on n’est pas habitué·e à écouter de telles fictions audio en France, plus proches du genre théâtral et de la littérature. The Truth, qui s’éloigne de la forme traditionnelle du radio drama, est donc un film sonore dans lequel on est plongé·e durant une vingtaine de minutes, un genre en soi semblable aux productions les plus récentes de la start-up Gimlet Media (Homecoming, Sandra). Et si quelques épisodes du début de The Truth sont d’une facture plus classique (Cold read, dont le voyant rappelle les nouvelles fantastiques de Maupassant, ou Silvia Blood, inspirée d’une nouvelle de Philippe K. Dick), un style plus moderne s’impose au fur et à mesure des saisons et le fait s’éloigner des fictions qui sentent parfois la naphtaline à force de ne pas se réinventer. La force de ce podcast est aussi de ne proposer que des scripts originaux, à l’exception de l’épisode que l’on vient de citer.

Le titre, The Truth (une référence au philosophe et poète Ralph Waldo Emerson, « Fiction reveals truth that reality obscures »1), est déjà une indication sur le type d’histoires que le podcast donne à entendre, et la manière dont il faut les écouter. Point de théorie complotiste ici, ni de référence au paranormal comme dans The Black Tapes, un autre podcast de fiction, mais plutôt une invitation à se méfier de toutes les représentations quelles qu’elles soient (le logo de The Truth est un clin d’œil au « Ceci n’est pas une pipe » de René Magritte). Pourquoi cet homme veut-il acheter une robe de mariée pour lui-même, et pourquoi la vendeuse qui tient la boutique refuse-t-elle de lui donner de l’eau (Dark end of the Mall) ? Dans chaque épisode, le monde des personnages vacille, et personne ne ressort indemne. Le jeu avec le réel a commencé dès le premier opus de The Truth, Moon Graffiti, inspiré d’un vrai discours de Richard Nixon imaginé en cas d’échec de la mission Apollo 11 qui envoyait les premiers hommes sur la Lune. On n’est jamais trop prévoyant.

Si la plupart des épisodes ressemblent au premier abord à de petites scènes du quotidien (rendez-vous amoureux, visite chez le notaire, fête d’anniversaire…), le naturalisme cède peu à peu la place à d’inquiétants rebondissements qui glacent le sang et le son (You’re not alone et Remember the baby, qui mettent en onde les perceptions mentales de la folie et de la maladie du point de vue de celles et ceux qui en sont atteints). Ce fantastique du quotidien, qui rappelle les nouvelles de Dino Buzzati, imagine des mondes possibles (un monde où l’on ne travaille plus, par exemple, sauf pour le héros de The Last job), et invite à réfléchir aux nouvelles technologies. Grâce à un logiciel de montage, un célibataire rancunier transforme les quelques mots, laissés sur son répondeur par une jeune femme qui l’a éconduit, en conversation passionnelle. Mais ce dialogue, qui n’en est pas un, tourne en rond en raison de la disette de syllabes prononcées par la jeune femme. Jusqu’au jour où l’apprenti réalisateur décide de la rappeler pour enrichir sa base de son (Tape Delay). Dans The Decider, une jeune femme reçoit, comme cadeau de la part de son petit ami, un merveilleux petit appareil qui l’aide à faire ses choix dans la vie. On devine très vite qu’une autre idée aurait été plus pertinente…

La série, qui place souvent ses personnages dans des lieux réels (« on location »), bénéficie aussi d’un important travail de postproduction réalisé par Jonathan Mitchell lui-même. Un son, même très bref, peut à lui tout seul susciter l’effroi (on songe aux bruitages évoquant une ventouse angoissante – conçus à partir d’exercices vocaux2 – quand le poisson parlant de Fish girl quitte son bocal pour être plongé dans l’eau d’un lac). Ou encore à la voix irréelle, créée à partir de celle d’une comédienne qui interprète un personnage de dessin animé semblable aux héros des Simpsons, et qui n’arrive plus à retrouver sa propre voix dans la vie réelle comme dans d’autres rôles (Do the voice, ou le cauchemar de s’entendre parler avec une autre voix que la sienne).

En octobre 2018, The Truth innove en proposant The Off-season, quatre épisodes d’une même histoire inspirée du mouvement #MeToo. Le podcast peut compter sur de nombreux·ses comédien·nes convaincant·es, issu·es du Magnet Theater, institution new-yorkaise connue pour son travail d’improvisation. Dans un entretien à BYU Radio, Jonathan Mitchell évoque cet intérêt pour l’improvisation, en rupture avec le style trop sophistiqué (« mannered ») d’un grand nombre de fictions qu’il trouve rébarbatives (« off-putting ») et artificielles3. Son ambition est donc de se rapprocher du vérisme documentaire. De cette collaboration avec le Magnet Theater, et de cette manière de redonner vie au texte par l’improvisation, provient certainement cette aisance du podcast à nous faire adhérer à ces univers qui s’offre à nous, et cette impression aussi qu’on ne peut lui trouver aucun équivalent à ce jour dans la production de fiction sonore française.

  • The Truth sera présenté lors d’une table-ronde sur le podcast de fiction américain lors du prochain festival Longueur d’ondes à Brest, le samedi 2 février 2019.

Notes :

1 « La fiction révèle la vérité que la réalité obscurcit. »
2 Lire à ce sujet l’article rédigé par Jonathan Mitchell, Sound Design: Jonathan Mitchell sur le site Transom.org.
3 Propos de Jonathan Mitchell dans sa présentation de The Truth, interview sur BYU Radio, mise en ligne le 4 novembre 2013. La citation en titre de cet article est également extraite de cette interview.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

 

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.