Syrie, cet impossible pays

En Syrie, depuis 2011, la répression, la révolution, puis la guerre ont contraint les habitant·e·s au déplacement et à l’exil. Leur Syrie, tel qu’ils et elles l’ont connu, n’existe plus. Sans doute fallait-il une création sonore pour donner consistance, vécu et vérité à cette réalité. Je vous parle de la Syrie est un Atelier de la Création de Charlotte Rouault, réalisé par Marie-Laure Ciboulet, diffusé en janvier 2015 sur France Culture.

Au départ de cette création, une amitié. Une jeune institutrice syrienne envoie à une amie française des lettres décrivant ce qui se passe là-bas, en Syrie… Le « je » du titre, donc, est celui de Joumana, institutrice, qui va ouvrir sur d’autres témoignages, et peu à peu, tenter de nous faire comprendre ce qui se trame là-bas, depuis 2011. Plusieurs voix, plusieurs accents, vont prendre la parole et évoquer, à travers le micro, ce qu’il convient d’appeler leur « quotidien », tenter d’entrer en contact avec nous.

Radiophonie émouvante, perturbante, complexe et nécessaire que ce Je vous parle de la Syrie dont le titre absolument efficace, ne reflète pas vraiment le contenu… Car ici, peut-on parler simplement d’un « je » ? Ou alors un « je » très vaste, très diffus, un « je » kaléidoscopique… Individualité plurielle, métissée, généreuse, mélange de voix extensible à l’infini… « Je » qui aurait pour seules frontières, notre humanité, notre faculté de révolte, notre désir de comprendre.

I believe in Syria (CC by-nc-nd Rafael Medina)

I believe in Syria (CC by-nc-nd Rafael Medina)

De la parole à l’écriture, du « je » au « nous »

La forme sonore entremêle des entretiens réalisés avec plusieurs auteures de témoignages, aujourd’hui physiquement en France, avec des lectures de lettres et de textes écrits là-bas – cet ailleurs qu’elles habitent toujours, par l’esprit, par les mots… Des sons abstraits, des réverbérations sonores et des chants viennent ponctuer les récits, leur donner un soutien musical.

Radiophonie pénétrante qui donne la parole non à une individualité simple mais à un « nous » à reconstruire. Exilé·e·s, qui ont fui la guerre, qui ont fui leur pays ; Syrien·ne·s qui ont soudain senti la terreur leur tomber dessus et s’abattre sur leurs vies ; un « nous » plus vaste, enfin, plus silencieux, celui des autres, celles et ceux qui ne sont pas de Syrie mais qui se demandent comment vivre avec ça, avec ce qui se passe là-bas, avec ce qui nous hante collectivement, ce monstre sourd qui dévore des vies et tente d’étendre son emprise sur tout.

Dans un carnet de bord que nous pouvons lire ici, Charlotte Rouault nous raconte comment est né ce projet, sa relation avec la Syrie et les Syrien·ne·s, son abasourdissement devant les événements des dernières années, comment elle a a eu besoin de « reconstituer une narration de l’expérience syrienne, pour y trouver du sens et certainement pour pouvoir la partager. »

« Rien n’est rationnel dans mon pays. Prenez-le pour un texte fictif… »

« Je suis une personne qui essaie d’écrire un texte informatif à propos de ce qui se passe en Syrie notamment à Homs. Voilà 10 jours que j’hésite, que dois-je écrire ? Je ne suis pas politologue ni journaliste et en aucun cas, je ne détiens toute la vérité… J’ai hésité car j’ai voulu que mon message d’indignation touche… »

Non, Joumana et Naïla ne sont pas journalistes, ni politologues… Elle écrivent avec obstination, avec persévérance, avec la foi de celle qui savent qu’on ne peut échapper ni à sa vie, ni à son talent propre. Écrivent-elle par devoir ? par nécessité ? par sens des responsabilités ? pour supporter tout cela ? Ce qui nous importe, c’est cette démarche d’écriture formidable, ensuite mise en son, avec des accents mélodiques, graves, envoûtants. Les détails de la vie quotidienne et de la guerre, capturés par une écriture chirurgicale, précise. Les voix ont le charme de l’Orient, cela seul, et la beauté du texte, peuvent nous permettre d’écouter ce qui est si difficile à entendre, « l’amertume que l’on ressent lorsque la vie nous trahit et que le hasard nous fait naître en Syrie » à la fin du vingtième siècle.

Les paroles éclairent et viennent porter de la lumière sur des zones d’ombre. Un documentaire pour « aller contre l’extinction des voix » anonymes.

« J’écris pour que vous vous souveniez de ces gens… »

Il s’agit de témoigner. De la révolution, de la torture, du génocide, de l’image obsédante des ongles arrachés.

Ancien déporté au camp de concentration de Buchenwald, Jorge Semprun écrivait dans L’écriture ou la vie : « Soudain, non seulement il devenait évident, clairement lisible, que je n’étais pas chez moi, mais encore que je n’étais nulle part. Ou n’importe où, ce qui revient au même. Mes racines, désormais, seraient toujours nulle part, ou n’importe où : dans le déracinement… »

L’écriture comme pays (impossible) à habiter… Pays double et multiple. Pays du soi-même et de l’autre. Pays invisible, mais audible. Pays des mots. Le sens profond des textes prononcés, apparaît au fur et à mesure de l’écoute : la puissance de l’énonciation, de l’écriture et de la parole est ici pleinement assumée, afin de donner à entendre les histoires si difficiles à énoncer, les parcours de vies brisés, incarnés dans des voix, dans l’espace imaginaire d’une création sonore, qui répond au vide béant des médias.

Je vous parle de la Syrie
Production : Charlotte Rouault
Réalisation : Marie-Laure Ciboulet
Musique : Benoît Bories
Mixage : Valérie Lavallart
Atelier de la Création de France Culture du 15 janvier 2015
+ Carnet de bord de Charlotte Rouault

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