Sons & mobiles : l’écoute en mouvement

Les 3 et 4 décembre  2015, la Maison de la Recherche à Paris accueillait le colloque international Sons et Mobiles. Pour la quatrième édition des rencontres mobile et création, les organisatrice/teurs Laurence Allard, Laurent Creton et Roger Odin se sont intéressé·e·s aux pratiques et aux productions sonores liées aux appareils mobiles. « Une dimension d’analyse trop souvent négligée au profit d’une approche centrée exclusivement sur la culture visuelle véhiculée par les contenus mobiles » précisent-ils et elle. On ne peut que saluer cette initiative soutenue par l’Université de la Sorbonne Nouvelle, l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel, et les Industries culturelles et création artistique. Pendant ces deux jours de réflexion sur les pratiques d’écoute et de création, plusieurs interventions ont retenu notre attention.

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« Listen » (CC-by, LeeThatcher)

La revue Poli

À l’heure où le champ des sound studies commence à se structurer en France, Maxime Boidy (post-doctorant, qui est entre autre le traducteur de l’Histoire de la modernité sonore de Jonathan Sterne) rappelait que l’histoire sonore restait à écrire. Pali Meursault, artiste et théoricien (et contributeur de Syntone) présentait le dernier numéro de la revue Poli publié en octobre 2015 et consacré aux politiques sonores. Cette revue critique étudie les tensions sociales qui structurent les représentations et les discours médiatiques et son 11e numéro suscitera l’attention de celles et ceux qui s’intéressent à la dimension sonore dans les sciences sociales. Notons par exemple l’article passionnant de Nicholas Mirzoeff (en accès libre) sur l’idéologie sonore des Lumières et l’histoire de la langue des signes au XIXe siècle, l’entretien avec l’artiste Yannick Dauby sur sa pratique du field-recording, l’article de Judith A. Peraino sur la performativité de la voix, croisant gender et sound studies, ou encore celui de Stéphan-Eloïse Gras sur les algorithmes des plateformes de streaming musical et les politiques de suggestion des goûts. Juliette Volcler, coordinatrice de Syntone, signe également un article consacré à l’urbanisme sonore. Le 5 décembre 2015, Pali Meursault parlait de la revue Poli au micro de Thomas Baumgartner dans Supersonic sur France Culture.

Sur les bancs

Lors du colloque, le même Thomas Baumgartner présentait Sur les Bancs, une application mobile de « réalité sonore augmentée » qui propose une série de fictions en binaural à écouter in situ sur des bancs des parcs parisiens. Ce projet produit par Gédéon Programmes et soutenu par France Culture, l’IRCAM, les Nouvelles écritures de France Télévision, la SACD et le CNC s’appuie sur le développement de nouvelles pratiques d’écoute sur les téléphones portables, de plus en plus utilisés pour consommer du son. « Les parcs sont des lieux où l’on est disponible. On avait envie de rajouter une couche invisible et poétique à ces endroits propices à la fiction » se rappelle Thomas Baumgartner. Écrites par onze auteurs francophones (Tarik Noui, Nina Léger, Hervé Le Tellier, Hélène Frappat ou encore Lewis Trondheim), ces fictions oscillant entre 3 et 5 minutes sont chaque fois imaginées pour un banc particulier qui en devient le décor singulier. L’application mobile géolocalise les écoutant·e·s et les histoires ; les bancs en question sont aussi équipés de codes QR renvoyant directement aux fictions. Début octobre, dix épisodes ont été diffusés dans l’émission La Vie Moderne sur France Culture. Malheureusement, les auditrices et auditeurs radiophoniques ne peuvent profiter des subtilités des histoires écrites pour une écoute in situ jouant avec le paysage alentour. Mais au-delà de ces nouvelles modalités d’écoute, c’est aussi la technologie binaurale qui fait la particularité du projet : « Le binaural permet une immersion au service de l’histoire. Ces récits jouent beaucoup avec le visuel, le son peut modifier la perception de notre environnement, faire jaillir le doute sur la présence ou non des personnages » explique Thomas Baumgartner. Pour Sur les Bancs, les ambiances et les mouvements ont été enregistrés sur le terrain et les dialogues réalisés en studio. « Le binaural modifie l’écriture, permet une mise en espace de l’histoire. Ce n’est ni de l’écrit, ni de la fiction radio pure, mais une forme hybride » poursuit-il. Aujourd’hui, le binaural est largement sorti des laboratoires pour devenir un outil de création, posant ainsi de nouvelles question : comment écrire pour cette technique ? Comment y sensibiliser les auteur·e·s ? Si les fictions de Sur les bancs mettent en scène le binaural, elles ne le font pas toutes de manière très convaincante pour l’instant. Mais Syntone poursuivra sa réflexion sur ce champ d’expérimentations.

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Thomas Baumgartner, dessin en direct du colloque Sons et Mobiles par Bénédicte Roullier

Mobile music studies

Quels rapports existe-t-il entre mobilité et musique ? Chercheur en ethnomusicologie à l’université d’Oxford, Jason Stanyek constate que très peu d’études sur les pratiques de mobilité considèrent leur dimension sonore. En 2014, il publiait avec Sumanth Gopinath un ouvrage en deux volumes, The Oxford Handbook of Mobile Music Studies, consacré aux mobile music studies, une sous-discipline en devenir dans le champ des sound studies. Jason Stanyek s’est particulièrement intéressé aux appareils d’écoute mobile et à la synchronisation de la musique sur les mouvements du corps, prisée par les sportifs et plébiscitée par l’industrie. Équipés de capteurs, nos appareils mobiles sont désormais intelligents à travers ce qu’il appelle le processus de sensorisation de l’écoute (sensorization of listening). Par exemple, les casques audio à système de contrôle actif du bruit, ne sont plus uniquement des casques, mais « écoutent » eux-aussi notre environnement immédiat pour fonctionner tout comme les applications de reconnaissance musicale à l’instar de ShazamJason Stanyek met en garde contre les dérives potentielles de cette irruption technologique – et donc idéologique – dans nos pratiques d’écoute. Modifiant notre manière de percevoir notre environnement, ces appareils constituent de formidables outils de contrôle (voire d’auto-contrôle) et de traçage de nos comportements. Par exemple, afin d’améliorer les performances, l’application Yamaha BodiBeat synchronise la musique sur le rythme cardiaque de chaque coureuse/eur. Grâce à un capteur qui se glisse dans les chaussures, l’appli Nike+Sport permet à la fois de synchroniser la musique sur ses performances et à l’entreprise de collecter des données personnelles des utilisatrices/eurs. Selon le chercheur, ces appareils d’écoute smart sont « de plus en plus au courant de ce qui nous entoure et seront amenés à l’avenir à influencer nos comportements ». Jason Stanyek cite notamment l’application Priori qui diagnostique, par analyse de la voix, les épisodes dépressifs des personnes bipolaires, ou Audio Aware qui « écoute » votre environnent direct et vous alerte en cas de danger potentiel imminent.

Comment l’écoute mobile transforme-t-elle la radio ?

D’après Médiamétrie, chaque jour 42 % des Français ont un contact avec la radio pendant leurs déplacements. Et l’écoute via les téléphones portables (appli ou site mobile) ne cesse d’augmenter. Christophe Payet, journaliste et éditeur de la radio visuelle du 7/9 de France Inter s’interrogeait : concurrencée par les autres médias en ligne, comment la radio peut-elle rester LE média de la mobilité ? Faut-il créer des productions spécifiques ou bien adapter l’interface pour l’écoute mobile ? Des questions qui interrogent toutes les radios à l’heure du numérique. « À France Inter la priorité est toujours accordée à l’antenne. Le web et le mobile sont peu pris en compte pour créer de nouveaux contenus. Par contre le contenu d’antenne est ré-édité et adapté pour le mobile et le partage sur les réseaux sociaux (teasers, contenus courts, best-of) par des chargé·e·s d’édition. » Une stratégie centrale pour Radio France qui cherche à rajeunir son audience et attirer de nouveaux publics. Mais pour Christophe Payet, la vraie révolution est l’arrivée de la vidéo à la radio. La matinale du 7/9 est désormais filmée et diffusée en direct via la plateforme Dailymotion : « La réalisation est automatique, les 8 caméras se déclenchent avec les capteurs des micros. L’idée n’est pas de faire de la télé, mais de la radio enrichie » précise-t-il. Pendant les flashs ou la revue de presse, des infographies et des Unes viennent compléter en direct les propos de l’antenne. Sans perdre sa spécificité (le son), la radio devrait donc s’adapter aux nouvelles pratiques d’écoute, qui via le web ou le mobile, impliquent forcément une interface visuelle : l’écran. « La radio visuelle n’est pas une simple radio filmée, il faut inventer de nouvelles écritures et de nouveaux métiers à la radio, comme le dessin. Et imaginer des interfaces d’écoute qui tiennent compte de l’expérience de l’utilisateur » conclut Christophe Payet. Des applications mobiles agrégeant direct, replay et podcasts sont déjà expérimentées par la NPR et la BBC. Des formes de « radio personnalisée » qui inspirent fortement Radio France.

Locus Sonus : audio-mobilités créatives

Basé à Aix-en-Provence, le laboratoire de recherche en art audio Locus Sonus s’intéresse depuis longtemps aux potentiel créatifs des technologies mobiles. L’artiste sonore et codirecteur de recherche à Locus Sonus Peter Sinclair présentait les résultats des dernières années de recherche de la structure. Fin novembre 2015, Locus Sonus organisait à Aix-en-Provence et Marseille le Mobile Audio Festfestival d’art audio mobile. Une quinzaine d’artistes internationa·ux·les ont proposé des œuvres et des expériences d’écoute inédites potentialisées par le mobile. Four Mobile Tracks de Laurent Di-Biase est une géofiction composée en temps réel grâce à quatre preneurs de son en marche depuis les rues d’Aix-en-Provence. Lors de ses Electrical Walks, Christina Kubish a mis à disposition du public des casques rendant audibles les ondes électromagnétiques présentes en ville. Dans son projet TranspherePierre-Laurent Cassière est équipé d’un microphone et d’un haut-parleur paraboliques ultra-directionnels. Il déplace en direct de manière improvisée la matière sonore dans la ville et trouble ainsi nos perceptions. Notons également Field Frequency Fluxperformance radiophonique d’Irena Pivka & Brane Zorman réalisée en collaboration avec Radio Grenouille.

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