Sons inouïs : la vie moderne

Après avoir arpenté la nature des fonds marins jusqu’à la lune, de l’intérieur des arbres et du milieu de l’air jusqu’au creux des volcans, Syntone s’intéresse, pour ce dernier épisode de la série, aux sons inouïs de la vie moderne, électrique, connectée. Inouïes, les sonorités le sont ici d’abord parce qu’elles restent souvent inaudibles – ou faiblement audibles – à la seule oreille : il faut de la technologie pour écouter la technologie. Inouïes, ensuite, parce qu’en tant que résidus de l’activité des machines, elles sont souvent indésirables. De sons parasites, elles deviennent là objets de recherche ou matière musicale. Allons en ville, donc, ou bien restons en rase campagne si vous voulez, mais tendons l’oreille vers les autoroutes de l’information qui vrombissent désormais dans l’une comme dans l’autre.

Là où vous voyez de la terre, Martin Howse voit par exemple un splendide émetteur : il se branche à une motte et écoute l’activité électrique qui transite par là, basses fréquences telluriques ou radio hertzienne. Il s’en est longuement entretenu avec Syntone ici, et la radio d’art allemande Reboot FM a consacré un reportage à un récent atelier mené à Paris, avec des longs extraits de ce qu’il entend dans l’humus (par exemple à 8 min. 50) :

Le son permet ainsi à Martin Howse de faire voler en éclat l’opposition entre un monde analogique qui ne serait que matière et un monde numérique qui ne serait que données. Explorant de la même manière l’air ambiant, il rend audible, à travers son projet Detektors, les signaux électromagnétiques qui circulent dans un lieu donné. D’autres initiatives comparables existent, qui révèlent par le son une dimension invisible de la ville. On citera par exemple les balades électromagnétiques du collectif nantais APO33, plus ciblées sur les signaux émis par diverses machines dans l’espace urbain.

Plus récemment est apparu le projet Phantom terrains de Frank Swain et Daniel Jones, qui réalisent des « promenades de données » en employant des prothèses auditives pour diffuser le son des réseaux sans fil. L’objectif annoncé est censément de nous « mettre en phase » avec le flux permanent d’informations – une forme d’animisme technologique en quelque sorte :

Le son des coulisses de la modernité, s’il est caché dans des salles jalousement gardées est, lui, tout sauf silencieux. En attestent les nombreux projets de field recording autour des data centers hébergeant les millions de sites web qui font Internet, qu’on vous laisse aller écouter. Le cloud est considérablement plus bruyant que ses homonymes analogiques, et le musicien Matt Parker y trouve le matériau de compositions musicales :

Les captations brutes de signaux électromagnétiques font également l’objet de pièces musicales. On pense tout d’abord à la compositrice allemande Christina Kubisch, avec notamment sa Ville magnétique réalisée lors d’une résidence à Poitiers en 2008, qui s’appuie sur une cartographie subjective de la ville par divers promeneuses/rs équipé⋅e⋅s de capteurs. Loin de chercher à nous (r)accorder aux flux des réseaux, la pièce ouvre vers un nouvel imaginaire de l’espace urbain :

Évoquons ensuite la webradio expérimentale de Chicago Radius, entièrement dédiée aux artistes sonores travaillant le spectre électromagnétique. Une pièce est mise en ligne chaque mois et nous pourrions en citer dix pour le présent article. Mais concentrons-nous sur la belle composition de C.R. Kasprzyk, 07.13.10b, où les champs électromagnétiques deviennent aussi plaisants à l’oreille que les crevettes dans « Sons inouïs #3 » :

Toute aussi splendide, la pièce de Michael Tromer pour le netlabel Impulsive Habitat : Outskirts, réalisée à partir de captations dans la périphérie de Toronto au moyen de divers types de micros (à main, hydrophone, micros contact), permet de mettre en son ce qui rattache ces espaces en friche à la ville, ce qui les connecte à l’urbain. On trouvera une autre réflexion philosophique et poétique sur le son plus spécifiquement de l’électricité dans l’étonnante 6200 miles of silence de Muhmood : une traversée de la Sibérie le long de ses lignes haute tension.

Ce n’est peut être pas un hasard si l’intérêt pour le son de la vie électrique mène aux terrains vagues ou aux déserts : lieux de la modernité en creux, ils en sont surtout le terrible miroir. L’inouï de la vie moderne réside aussi dans les territoires délaissés ou détruits par elle. La compositrice Hildegard Westerkamp a ainsi réalisé, avec la photographe Florence Debeugny, le projet At the edge of wilderness : arpentant les villes fantômes de la désindustrialisation en Colombie-Britannique, au Canada, elle fait sonner pianos désaccordés et mécanismes rouillés pour donner à entendre ces sons figés dans le passé.

Le musicien britannique Peter Cusack, soucieux de développer un « journalisme sonore », est allé quant à lui faire des prises de son dans des « lieux dangereux », parmi lesquels des champs pétrolifères en Azerbaïdjan, des vallées turques menacées par des projets de barrages, des sites nucléaires et militaires en Grande Bretagne ou la zone d’exclusion de Tchernobyl en Ukraine. Des extraits sont en écoute sur le site dédié. Mais ce « journalisme sonore » des « lieux dangereux » est-il très différent du tourisme de la catastrophe qui se développe simultanément ?

Faisons un pas de côté. L’inouï n’est pas le spectaculaire, c’est peut-être ce que Syntone pourrait conclure à la fin de cette série, c’est tout l’inverse : une attention au moindre son, un décentrement de l’écoute, la découverte de musicalités nouvelles. Une belle métaphore de tout travail de composition en somme.

Lire les autres articles de la série « Sons inouïs » :

Image de sommaire : Richard PJ Lambert, « maximum robot time », CC by-nc.

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