« Savoir écouter tous ces gens qui ont été balayés » : entretien avec Radio Debout

Depuis le 6 avril dernier, ou plutôt le 37 mars, une nouvelle radio émet en France. Avec trois bouts de ficelle, elle porte une voix gigantesque et multiple. On y entend des débats pour repenser la société ou des points d’organisation, des témoignages sur la galère quotidienne ou des utopies pour en sortir tou·te·s ensemble, l’annonce d’une bibliothèque partagée ou le reportage en direct d’une manifestation impromptue, une chanson révolutionnaire ou l’appel à participer à une science-fiction collective. Devant les micros : des sans-papiers et des étudiant·e·s, des philosophes et des activistes, des salarié·e·s et des expulsé·e·s, des intermittent·e·s et des artistes, des Espagnol·e·s du 15-M et des Tunisien·ne·s de la révolution de 2011, toute la foule de celles et ceux qui occupent la place de la République à Paris dans le cadre du mouvement Nuit Debout. Et aux manettes : des gens de radio, beaucoup, et des gens qui s’y forment sur place. Radio Debout est diffusée en direct de 18h à minuit tous les jours sur http://mixlr.com/radiodebout/. Entretiens croisés avec les trois personnes à l’origine de Radio Debout, Estelle, Florent et Paul (les prénoms ont été modifiés).

Comment s’est créée Radio Debout ?

Estelle : Je suis allée à la première Nuit Debout sur la place de la République le 31 mars et j’ai pris des sons avec mon petit enregistreur jusqu’à 5h du matin. Puis j’y suis retournée tous les jours, et un soir nous y sommes allés tous les trois.

Florent : Nous sommes très vite partis sur l’idée d’ouvrir la radio au maximum. Nous avons apporté du matériel et nous avons pris lien avec les différentes commissions sur place, notamment la commission communication. De toutes façons, si ça n’avait pas été nous, quelqu’un d’autre aurait eu l’idée trois jours après nous. Cette radio aurait vu le jour, il fallait qu’elle soit là.

Maintenant, tout le monde a envie d’en faire partie, donc elle va nous échapper et c’est très bien, parce qu’elle s’inscrit dans la durée.

L’idée de base était de suivre ce qui se passait place de la République et de retranscrire cette atmosphère pour des gens qui ne peuvent pas venir ou qui n’habitent pas à Paris. Mais nous nous sommes vite rendus compte que ce n’était pas possible de simplement diffuser l’assemblée générale qui se tient quotidiennement : même s’il y a des interventions passionnantes, il y a aussi des longueurs et des temps morts. Donc nous avons commencé à aller voir des experts, pour décrypter ce qui se passe, et des citoyens anonymes comme vous et moi. Ensuite nous avons décidé de créer des liens avec des personnes qui bougent ailleurs en France, parce que la radio présente le grand avantage de pouvoir se déplacer immédiatement.

RadioDebout_coordonnees

Qui participe à la radio ?

Estelle : En tout il y a une vingtaine de personnes qui y prennent part. Beaucoup de gens viennent nous prêter main forte au niveau technique ou comme correspondants dans d’autres manifestations. Toute la soirée de samedi, par exemple, nous avons privilégié les duplex. Nous avons beaucoup de liens avec les radios associatives, comme Radio Campus Paris, Fréquence Paris Plurielle, Radio Grenouille, Radio Libertaire ou Radio Canut, et elles vont prendre en charge certaines soirées. Des gens de Phaune Radio, de la webradio Piiaf ou de Faïdos sonore viennent contribuer. Nous recevons aussi beaucoup de sons sur la boîte mail.

Paul : Il y a également des gens de radios publiques ou privées, et pas mal de personnes qui font de la création sonore. Ils sont tous très heureux de cette explosion des cadres : les rôles tournent, on voit que ce n’est pas si difficile. Ils peuvent produire des reportages qu’on ne les laisse pas faire sur leur radio et font ça très bien.

Florent : Nous formons un maximum de gens à notre régie mobile, pour que la radio puisse être tenue par beaucoup de monde. Parfois nous faisons des plateaux communs avec TV Debout, qui est juste à côté de nous : comme nous étions en contact avec la délégation d’Occupy Wall Street, par exemple, nous avons proposé à TV Debout de partager ce temps d’antenne. Histoire de travailler à la convergence des médias comme à la convergence des luttes. Plusieurs Radio Campus reprennent également notre streaming pour le diffuser sur leur antenne pendant 2h.

Comment ça se passe techniquement et en termes d’organisation ?

Paul : Nous nous retrouvons à 16h pour installer le stand. Depuis l’évacuation de cette nuit [NDLR : lundi 11 avril aux aurores], il n’y a plus rien par exemple, donc il va falloir tout remonter. Nous émettons de 18h à minuit. Ensuite, nous rangeons le matériel jusqu’à 2h du matin.

Nous sommes partis avec un vieil ordinateur, trois micros et une petite table de mixage. Nous avons juste acheté une clef 4G pour émettre en streaming. Ensuite les gens nous ont donné tout le reste du matériel : des frontales, des diffuseurs pour les casques, un modulateur pour éviter les sautes de tension… Même s’il y a des ratages techniques, quelqu’un est toujours là pour trouver une solution. Hier, un type nous a réparé le générateur qui ne voulait pas redémarrer : en faisant ça, il nous a réparé l’antenne.

Florent : Nous cherchons des solutions pour être encore plus autonomes et éviter que la diffusion s’arrête dès qu’il n’y a plus d’essence dans le générateur. Donc nous avons trouvé des batteries, parce que les gens ne vont pas s’arrêter de venir, même si la police évacue tous les jours.

Estelle : Les gens se regroupent autour de notre plateau fait de palettes empilées, d’une table et de chaises que nous empruntons dans un bar. Vous entendiez bien sur Internet, mais sur place nous n’avions pas de sonorisation, donc les auditrices et auditeurs devaient se coller au plateau. Hier, quelqu’un nous a donné un haut-parleur et une dizaine de personnes se sont installées pour écouter autour. Ça m’a rappelé ce que me racontaient mes grands-parents sur la guerre, avec des gens qui se réunissaient pour tendre l’oreille vers un unique poste.

Nous avons maintenant une dizaine de référents pour pouvoir assurer un roulement sur les postes essentiels : la technique, la réalisation de la soirée (annoncer ce qui va passer, mettre les jingles, décider quand on diffuse l’AG), la modération en plateau et la programmation (prévoir ce qu’on va passer dans la soirée, trouver quelqu’un dans la foule, chercher les coordonnées de personnes à contacter dans le cahier que nous tenons).

RadioDebout_PlaceRepu

Qu’est-ce qui est diffusé à l’antenne ?

Florent : Nous ne sommes pas là pour nous ennuyer. En fait, nous faisons comme quelqu’un qui est présent sur place : nous allons nous balader quand nous commençons à trouver l’AG un peu longue, et nous allons créer une nouvelle discussion ailleurs. Nous donnons du tempo à la diffusion, sans décrocher de la place de la République. Nous nous sommes dit qu’il fallait que cela accroche l’oreille, et nous tenons un rythme qui va jusqu’à la fin de la diffusion.

Estelle : C’est très joyeux. C’est une radio qui se fait en direct, sans contrainte de temps, de programme ou d’argent. Parfois nous réagissons à la demande des internautes, qui veulent savoir ce qui se dit dans l’AG, mais nous essayons de ne pas trop meubler avec cela. Nous avons notamment des reporters qui partent sur la place avec leur enregistreur ou leur téléphone. Nous faisons une réalisation au feeling : il y a un conducteur principal [NDLR : liste prévisionnelle des éléments qui construisent une émission], avec des intervenants que j’appelle des « phares » environ toutes les demi-heures, et nous construisons en fonction de cela. Par exemple : d’abord les femmes de l’édition, ensuite Dessin Debout, ensuite Voltan, un manifestant qui fabrique toujours des pancartes, ensuite l’AG, ensuite une virgule [NDLR : pastille sonore pour assurer une transition], ensuite des architectes…

Et si un des « phares » n’est pas là, nous mettons quelqu’un au dépoté. N’importe qui peut venir parler à Radio Debout. Il n’y a pas de grille et nous n’avons pas défini de fonction de la radio, précisément parce que nous voulons que cela reste très libre et que la parole circule. C’est important que la radio panache des gens comme la musicienne Jeanne Added, des lycéens en lutte, l’économiste d’Occupy David Graeber ou un clochard qui a été soldat en Irak, que j’ai croisé et que j’essaye de retrouver pour l’enregistrer.

Paul : Ça fait très plaisir d’entendre des gens parler, de sortir des usages habituels, d’un discours médiatique, de poser une parole alternative aussi simplement. Une personne qui avait l’air très marginale nous a demandé de passer à l’antenne, nous l’avons fait sans trop savoir ce que ça allait donner, et elle était excellente. C’est ce que dit Amy Goodman, la productrice états-unienne de l’émission Democracy Now! : quand on sait écouter tous ces gens qui ont été balayés, ils ont des choses passionnantes à dire. Ce ne sont pas des questions de spécialistes. Nous partons d’un point de vue beaucoup plus terre à terre pour comprendre la situation en profondeur.

RadioDebout_Avril16

Ça ne se construit pas et c’est ce qui fait la force de la radio : nous partons des propositions de tout le monde, c’est un éditorial diffracté. Un référent antenne est là pour suivre la continuité, mais nous fonctionnons en quelque sorte en open source : si quelqu’un veut faire de l’antenne, nous lui disons de trouver des gens à interviewer et de nous proposer quelque chose. Une fois que c’est rôdé, ce n’est pas si compliqué. Nous sommes dans un débordement de propositions, donc notre rôle est plutôt de canaliser. Quelqu’un nous a proposé d’instituer une réunion éditoriale, mais nous avons dit : « surtout pas ! », parce que Radio Debout ne nous appartient pas. Le plus beau cadeau, c’est de pouvoir se faire déposséder de cet outil.

Après la place de la République, Radio Debout continuera ?

Paul : Ce qui m’épate le plus, c’est ce que cela ouvre chez les gens. Tout le monde vient nous voir, nous n’arrivons pas à tout diffuser. C’est comme s’il y avait un désir énorme de s’investir dans quelque chose. Pas dans une cause, mais en deçà de la cause, pour sortir du carcan de son travail ou de sa pensée. Il faut que nous gardions tout ce matériel au sein d’un collectif pérenne, pour pouvoir le ressortir dès que nous en avons besoin. Que cette expérience puisse servir à d’autres luttes, que nous ayons fabriqué un outil.

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