« Sauvages de Paris » : Captations de captifs

Dans Sauvages de Paris, une création radiophonique de Rodolphe Alexis, nous sommes convié·es à l’écoute des pensionnaires du zoo de Vincennes. Cette émission – (très belle) collection de « sons-en-boîte » « d’animaux-en-boîte » – met au jour le paradoxe des parcs zoologiques. Car où réside encore la « sauvagerie » de cet exotisme artificiel qui nous attrait ?

Fake fake fake CC-by-nc-sa Med PhotoBlog

Le Grand Rocher du Parc zoologique de Paris-Vincennes (Fake fake fake Creative Commons by-nc-sa Med PhotoBlog)

Au fil de prises de son impeccables du créateur sonore indépendant Rodolphe Alexis et de Matthieu Leroy et Pierric Charles de Radio France, Sauvages de Paris nous invite à un ravissement de l’ouïe. Pour capter ces sons pas toujours doux à l’oreille (telles les saturations stridentes des babouins), l’équipe a eu recours à un arsenal sophistiqué d’enregistrement (cf. cet article de Télérama). Mais en comparaison avec la voix gutturale du jaguar, les étranges mastications et couinements du lamantin, la colonie de fourmis en marche, le halètement du caïman et bien d’autres sons (tous les sons diffusés ne sont pas identifiés)… les bruits humains, donnés à entendre dans Sauvages de Paris, sont beaucoup moins variés. Sonneries de téléphone, bips et échanges au talkie-walkie, véhicules, clés, verrous… : ce sont surtout les bruits de la logistique et de la sécurité. Des sons qui parlent de l’être humain, l’humain en tant que groupe organisé, cet animal grégaire et socialement très structuré qui a réussi à rendre toutes les autres espèces dépendantes de son bon vouloir. Et dans cette organisation impeccable, l’ambiance un peu agitée d’une meute d’écoliers en visite au zoo (vers 26′) représente une sauvagerie acceptable. Ce n’est que très tardivement, à partir de la 40e minute, où l’on assiste au soin d’un oiseau puis à une séquence parmi des otaries, que nous rentrons enfin à l’intérieur du cadre de l’institution zoologique pour entrevoir quelques relations différentes, plus sensibles, entre humains et animaux.

À l’instar des captations phonographiques, le montage (de Lionel Quantin) est d’une plaisante élégance. Les séquences s’enchaînent les unes aux autres sans fausse note, d’une captation animale à un moment de vie du parc (soigneur au talkie dans son véhicule, inspection des cages, centre de sécurité, visite scolaire, nourriture, soin…). De temps en temps, juste ce qu’il faut, de jolies voix radiogéniques nous susurrent des informations sur le fonctionnement du zoo ou sur le comportement de telle espèce. La réalisation impeccable de cet Atelier de Création Radiophonique est en apparence très lisse. On aura constaté que l’émission est produite dans le cadre d’un partenariat (France Culture et nouvOson avec le Muséum d’Histoire Naturelle) et qu’elle a donné lieu à une adaptation sous forme d’appli pour le Parc Zoologique de Paris (Zoophonic)… elle ne saurait donc être trop dérangeante.

Mais Sauvages de Paris ne passe pas pour un produit marketé pour qui sait tendre l’oreille un peu plus loin. Même si l’on accepte l’idée d’un voyage sonore exotique, on ne peut ignorer dès le départ les principes de captivité et de dépendance qui régissent la vie des « locataires » (sic) du zoo. Après une introduction parlée digne du dépliant promotionnel du parc, les premiers bruits qui nous accueillent dans la création radiophonique sont des heurts, des chocs métalliques. Peu importe qu’on vienne de nous dire qu’il n’y a jamais eu de barreaux à Vincennes, à la 9e minute la solitude du jaguar nous saute aux oreilles, directement des parois contre lesquels ses tristes abois résonnent. On se demande ce qu’a pu ressentir Rodolphe Alexis lors de cet enregistrement, lui qui a capté la voix profonde des singes-hurleurs dans leur milieu naturel (pour sa création Dry, wet, evergreen en 2011), une voix faite pour percer les feuillages denses des forêts tropicales du Costa Rica et non pas ricocher, comme les grognements du jaguar, sur les murs gris d’un bâti parisien. Dans une séquence jumelle, à la 28e minute, un loup cogne et gratte avec insistance à la porte de notre tympan, tandis que l’on nous parle du « mâle-oméga », le souffre-douleur de la meute. Quel degré de sauvagerie accepte-t-on encore des animaux captifs ? Et jusqu’où s’étend l’humanité de leurs geôliers ?

Sauvages de Paris n’a rien d’une charge contre les parcs zoologiques : son auteur reconnaît habituellement ne pas avoir d’intention militante dans son travail artistique (cf. cette interview de Rodolphe Alexis à 5’27). Pourtant, le son ici raconte, par la résonance, l’omniprésence des parois. En arrière-plan, l’écho d’un talkie, les bruits métalliques de clés et de verrous encore, le sifflement des circuits d’alimentation en eau des bassins… de nombreux détails nous parlent sans cesse du contrôle et de l’artificialité de l’environnement de ces animaux élevés hors-sol. Les Sauvages de Paris du titre sont en réalité des animaux domestiqués qui consomment de la « salade » et du « poulet » par dizaines de tonnes annuelles (de la même qualité que celle destinée aux humains, nous répète-t-on), tout en vivant une vie de phénomène d’attraction.

Certes, de nos jours, on n’importe plus d’animaux sauvages dans les zoos. Ceux-là sûrement sont nés et ont grandi en captivité. Il serait même dangereux pour eux de se retrouver dans le milieu naturel. En outre, les parcs comme celui de Vincennes ont été plusieurs fois le théâtre de reproduction réussie d’animaux en voie de disparition. Et ils nous permettent de voir et d’entendre « en vrai » une splendeur naturelle qui nous serait autrement inaccessible, ou seulement par des documentaires audiovisuels réalisés par des témoins privilégiés. Mais à quel point la rencontre avec des animaux en captivité vaut-elle mieux qu’un film animalier éthique ? Cette interrogation résonne plus globalement dans l’ensemble de la société d’aujourd’hui, où l’accessibilité de tout par tou·te·s est érigée en valeur incontestable, au nom de la culture et de l’éducation.

Sauvages de Paris, de Rodolphe Alexis et Lionel Quantin. Prise de son : Matthieu Leroy, Pierric Charles, Rodolphe Alexis. Mixage : Pierric Charles. Première diffusion dans Création On Air, France Culture, 2 juin 2016. Écouter aussi la version courte en binaural (son 3D) sur le site de NouvOson.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

 

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.