Radio Wide World : archives phonographiques

Nous sommes tombés sur une série de sons nommée Radio Wide World, mise à disposition par Jeff Gburek, un artiste étasunien qui vit actuellement à Poznań en Pologne. Dans les années 90, il a enregistré la radio. Rien de bien original jusque là, mais c’est ce qu’il en dit qui nous intéresse…

Montage « cut » entre sa note d’intention et un entretien par courriel :

“Ces enregistrements sont le résultat d’une expérience très étrange que j’ai vécue entre 1994 et 1996 à Florence. J’y faisais des études de littérature italienne et j’habitais un ancien couvent sur la via Guelfa. Aux petites heures de la nuit, je passais mon temps à enregistrer sur cassette les diffusions en ondes courtes, en AM et en FM. Aujourd’hui, la valeur de ces archives me paraît manifeste au vu de l’évolution du monde de la radio. C’est clairement un témoignage d’une autre époque.

Pour décrire le plus exactement possible ces enregistrements et mettre en évidence que c’était de la captation en direct et non pas une matière retravaillée (du cut-up), j’ai créé le terme “radio-phonographie” il y a quelques années.

C’est une étrange coïncidence que d’avoir appelé de manière presque prophétique cette série d’environ 13 cassettes de 90 ou 120 minutes chacune Radio wide world. Ce terme signifiant radio mondiale renvoyait inconsciemment au développement du réseau internet qui, au milieu des années 90, était en train de devenir une réalité concrète. L’émergence d’internet est sans un doute un facteur très important dans le déclin de la radio.

J’ai l’impression d’avoir incidemment saisi un point culminant de la radio.

Généralement, la plupart des radios locales cessait d’émettre aux petites heures de la nuit. Et la bande était alors envahie de signaux saccadés venus d’ailleurs. Et c’est en grande partie ce que vous pouvez entendre dans les enregistrements. Cette mosaïque de cultures, musiques, langues et bruits me mettait aussitôt en état de transe. Et en touchant l’antenne de la radio, je permettais au récepteur d’atteindre d’autres strates du signal. Mais le plus curieux a été quand j’ai commencé à entendre des satellites ainsi que des sons que j’ai identifiés plus tard comme étant les manifestations radiographiques de pulsars, taches et éruptions solaires ou que sais-je encore.

Ce champ auditif qu’on appelle bruit blanc n’était aucunement vide mais plutôt nervuré de tous ces messages cachés. Ainsi la radio est devenue le témoin de ce ou ces mondes invisibles. Ce n’est pas uniquement l’évolution de la programmation radiophonique qui rend ces documents uniques. De nos jours, les postes de radio ont des mécanismes numériques qui ne permettent plus de caler les stations manuellement, et cela peut réduire considérablement l’expérience radiophonique. L’inspiration principale de mon projet réside au-delà des controverses autour de la mort ou de la renaissance de la radio à cause de l’internet, et consiste dans le fait que j’aimais la radio comme une manière de scanner le cosmos. C’était une exploration. Je ne cherchais pas une station particulière ou une chanson ou un journal d’info. L’espace entre ce que nous appelons bonne et mauvaise radio, c’était ce qui m’intéressait et cela incluait tous ces bruits et ces accidents, ces parasites ioniques, ces hétérodynes, ces rebonds de signaux d’un bout à l’autre de la planète et bien sûr l’éventualité extraterrestre ! Vous ne pouvez rien connaître de tout cela quand vous écoutez le “98.5 sur la bande FM” ou quand vous cliquez sur un stream. Vous vous souvenez peut-être de la radio dans l’Orphée de Cocteau, source de messages sybillins d’un autre monde… Je ne suis pas certain d’avoir capté ce genre de choses mais mes oreilles ont pris leur pied dans tout ça.

Suite à cette première expérience entre 1994 et 1996, j’ai pu poursuivre mes recherches au Nouveau Mexique après avoir déniché une radio militaire à ondes courtes datant de 1963 dans un vide-grenier. J’ai commencé à enregistrer les émissions et aussi à l’utiliser comme instrument musical dans mon travail d’artiste. J’avais enregistré sur un radiocassette, un petit, ce n’était pas un ghetto blaster. Il avait une fonction auto-reverse. Ainsi une partie des enregistrements a été fragmentée entre les deux faces. Quand j’ai commencé à les numériser j’ai dû décider comment les coller, comment les assembler. Et comme les cassettes étaient datées et que je voulais garder des sessions relativement longues, j’ai dû parfois rattacher une partie de la session à sa suite sur une autre cassette. (Il y a eu des moments où la session d’enregistrement étant tellement prenante, je me retrouvais sans cassette vierge et du coup, obligé de sonder toutes mes cassettes de musique pour trouver de la place. Avec le temps, cela a fragmenté un peu le projet.) Les sessions d’enregistrements évoluant, je suis devenu coutumier des bruits étranges et des raccords aléatoires autrefois tellement surprenants.

(cc) Esten Hurtle - flickr

(cc) Esten Hurtle – flickr

Mon premier essai de tout mettre dans l’ordre s’est déroulé quand j’ai pu utiliser un enregistreur Tascam 8 pistes en 2001 au Nouveau Mexique. (Je n’avais pas à l’époque un ordinateur assez puissant pour faire du son.) J’ai ainsi pu tout transférer et j’ai rajouté de nouveaux enregistrements radio faits durant mes voyages à Java et Bali ainsi que des enregistrements faits avec ma radio militaire à ondes courtes. Quand j’ai eu mon premier ordinateur vraiment puissant j’ai commencé à remixer. Pour toutes les sessions de mix, j’avais une seule et unique règle : continuer de travailler jusqu’à atteindre le sentiment étrange et indescriptible que j’avais ressenti lors des premiers enregistrements. Parfois, je me mettais aussi à enregistrer en même temps la transmission de la radio militaire à ondes courtes, pour être au plus près de l’expérience originale. J’ai arrêté les remix en 2005. J’ai préparé un boîtier de 4 CDs en édition limitée que je voulais faire sortir à une plus grande échelle. Mais le distributeur américain a fait annuler le contrat parce que j’aurais prétendument emménagé à Berlin pour bénéficier du taux de change. Une partie des enregistrements a été diffusée par Steve Peter pendant le Aetherfest, un grand festival d’art radiophonique tenu pendant une semaine sur les ondes de KUNM à Albuquerque, Nouveau Mexique. C’était en 2003.

Ces phonographies ne sont absolument pas propres et même si elles ont été mixées à plusieurs reprises, je me suis toujours évertué à privilégier le côté brut et rester fidèle à cette sensation d’envoûtement et d’euphorie que j’ai ressentie au tout début.

Au fur et à mesure des mises en ligne sur Soundcloud, je donnerai des détails sur les conditions d’enregistrement dans la case commentaire de chaque morceau. Je voudrais remercier mon colocataire de la via Guelfa, John Elmanahi. Il n’a jamais fait la moindre remarque désagréable, et a vécu toutes ces nuits avec des bruits bizarres émanant de la cuisine où je travaillais à la lumière de la bougie jusqu’aux premières lueurs de l’aube.” (Jeff Gburek)

Traduction : Cristina Anghel

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