Quelques repères pour une histoire de la poésie radiophonique

Radio et poésie possèdent une parenté naturelle. C’est au lendemain de la seconde guerre mondiale en France que s’expérimentent tous les croisements possibles entre les poètes et cette « machine poétique » qu’est la radio, à la recherche d’un art nouveau du verbe et du son véhiculés dans l’espace radiophonique.

Poésie sonore et création radiophonique : des histoires distinctes…

Les poètes n’ont pas attendu la radio, ni même la possibilité d’enregistrer les sons, pour composer des poèmes « sonores » ou phoniques, c’est-à-dire conçus dès le départ pour une réception auditive plutôt que visuelle : poèmes généralement illisibles – en fait inaudibles – sous leur forme imprimée. Ainsi, dès son Traité du verbe en 1886, René Ghil introduisait l’idée d’une « instrumentation verbale » ; on vit ensuite se multiplier les poèmes simultanéistes, conçus pour des récitations polyphoniques (poèmes de Jules Romains, Henri-Martin Barzun, Pierre Albert-Birot, Fernand Divoire, Sébastien Voirol, poèmes dadaïstes, futuristes, etc.). Avant la radio et l’enregistrement, ces poèmes pour l’oreille se disaient généralement sur scène, devant un public souvent restreint. Par la suite, certains ont été enregistrés sur disque et/ou diffusés sur les ondes, comme la célèbre Ursonate de Kurt Schwitters en Allemagne, La Naissance du poème de Fernand Divoire en France ou encore les Liriche radiofoniche de Fortunato Depero en Italie.

Il faut toutefois se garder de penser que la radio serait pour tout poème phonique l’idéal, l’unique et définitif support de diffusion. L’Ursonate, par exemple, reste un poème vocal et choral plutôt que radiophonique, n’ayant été élaboré ni à partir des techniques propres à la radio ni d’abord en vue d’une diffusion sur les ondes. De même, une bonne partie des poèmes dits « sonores » depuis la fin des années cinquante (ceux d’Henri Chopin, François Dufrêne, Bernard Heidsieck, etc.), quoiqu’ils recourent pour certains aux mêmes procédés électro-acoustiques que ceux utilisés à la radio (montage, superpositions de textes et de sons enregistrés, manipulations sonores, etc.), ne se conçoivent guère sans la scène, sans la confrontation directe du poète avec un public, sans la performance. D’où la préférence de Bernard Heidsieck notamment pour l’expression de « poésie action ».


… et de nombreux points de rencontre

Si la poésie sonore (au sens large de l’expression) et l’art radiophonique relèvent donc bien chacun d’une histoire spécifique, il existe néanmoins d’indéniables passerelles de l’un à l’autre domaine. De ce point de vue, le passage par la radio des poèmes vocaux dès les années trente ne fut pas sans importance : c’est sans doute là en effet que s’est jouée, au moment même où commençaient à être théorisés et à se développer le Hörspiel et la radiodramaturgie, la rencontre entre d’un côté des poètes intéressés par la vocalisation du poème, sa mise en espace, la musicalité de la langue (mots et phonèmes), de l’autre des professionnels de la radio (metteurs en ondes et techniciens) engagés quant à eux dans la recherche d’un art acoustique propre au nouveau médium. Pour les hommes de radio se trouvait ainsi confirmée la parenté pressentie et souvent soulignée par la suite entre l’expression radiophonique et la parole poétique. Pour la création poétique, le médium radiophonique, riche de promesses inouïes, apparaissait d’emblée à certains, particulièrement dans les milieux d’avant-garde, comme l’instrument possible d’un nouvel art sonore et de nouvelles formes d’écriture poétique. De fait, les recherches radiophoniques ont, tout au long du XXe siècle, accompagné, voire sous-tendu les essais de poésie phonique, fournissant tantôt des moyens et des idées techniques, tantôt des occasions de diffusion et de collaboration.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, particulièrement en France, la collaboration entre poètes et hommes de radio fut si étroite qu’on ne peut tout à fait démêler qui, de la création radiophonique ou de la poésie, fut au service de l’autre. Selon une certaine lecture, la radio contribuerait, parmi d’autres « formes sonores de la poésie », à l’avènement d’une nouvelle poésie « qui retrempée à ses sources, mais rajeunie par des moyens nouveaux, retrouverait ses pouvoirs perdus, son aspect en quelque sorte physique, sa valeur directement sensible d’incantation et de fascination »1 : tels furent les mots que prononça Jean Tardieu, poète et directeur du Club d’essai de la RTF, au cours d’une soirée d’écoute donnée à l’Alliance française à Paris en décembre 1959, où l’on entendit tour à tour la lecture enregistrée d’un poème de Saint-John Perse par Maria Casarès, une adaptation radiophonique de La Ralentie d’Henri Michaux, des poèmes lettristes lus par leurs auteurs et l’adaptation par Jacques Poliéri d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé. Selon le point de vue inverse (mais non contradictoire), on peut aussi considérer que la poésie (en tant que forme d’expression et geste spécifique d’interlocution), nourrit l’art radiophonique, du moins participe étroitement à certaines de ses formes.

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the dark side of analogue (CC-by Robert Couse Baker)

La création radiophonique en France : une tradition poétique

Cela est sans doute particulièrement perceptible en France où il existe, notamment depuis le Club d’essai (1946-1960) et l’âge d’or des « années Gilson » (1946-1963)2, une véritable tradition poétique de la création radiophonique. Du Club d’essai, celle-ci s’est ensuite transmise à l’Atelier de création radiophonique de France Culture, créé en 1969 par Jean Tardieu et Alain Trutat (autre figure clé ayant favorisé jusque dans les années 2000 la présence active de poètes à la radio) et se retrouve toujours aujourd’hui dans les divers programmes nés à la suite de l’ACR.

Du temps de Paul Gilson et Jean Tardieu en effet, la radio, encore très littéraire, en plus de consacrer de nombreuses émissions et réflexions à la diffusion des poèmes sur les ondes, eut à cœur d’accueillir sur le long terme des poètes-producteurs intéressés par l’idée et la recherche d’une poésie spécifique à la radio, comme Jean Lescure ou André Almuró. Le premier produisit de nombreuses émissions poétiques, dont un important « essai de poème radiophonique », Naissance du langage (1947). Cette œuvre écrite à partir des techniques radiophoniques de l’époque (montage, superpositions, filtres sonores, chambre d’écho…) mais utilisant le poème verbal comme matrice d’écriture, comme en témoignent les passages imités de Guillaume Apollinaire (poème conversation « Lundi rue Christine ») et de Jean Cocteau (La Voix humaine), révèle une esthétique radiophonique encore attachée à cette époque à des formes d’art verbal. André Almuró, quant à lui, se spécialisa, encouragé par Jean Tardieu après avoir donné en 1948 au Club d’essai un « long poème spécialement écrit pour la radio » (Androgyne Asiatique Adolescent)3, dans la recherche de nouveaux rapports entre texte et musicalité, croisant écriture poétique et recherches électro-acoustiques – une esthétique proche, à l’audition, de certaines œuvres de Bernard Heidsieck par exemple.

Par ailleurs fut mis en place un système de « cartes blanches » aux écrivains, en particulier aux poètes, pour qu’ils créent des œuvres originales (cela perdura d’ailleurs avec l’ACR et ses prolongements). Certaines de ces œuvres de commande font date et marquent d’importants jalons dans cette histoire croisée de la poésie et de la radio. J’en retiendrai trois, très différentes en termes de style et d’apports. La première est Pour en finir avec le jugement de dieu d’Antonin Artaud en 1947, réalisée à la demande de Fernand Pouey pour inaugurer la série La Voix des poètes. Cette « émission » (au sens fort du terme) eut des répercussions, malgré sa censure sur les ondes publiques, aussi bien dans le champ poétique (en particulier dans le domaine de la poésie sonore ; François Dufrêne par exemple, s’appuie explicitement sur Artaud pour rompre radicalement, en 1953, avec le support imprimé) que dans le champ de la création radiophonique (immense influence sur André Almuró notamment). La deuxième œuvre est la série Les Chemins et les routes de la poésie de Paul Éluard (1949), anthologie de paroles et de textes poétiques issus de corpus divers qui révéla, selon Jean Lescure, non seulement la possibilité d’« un nouveau langage : la confidence prononcée », mais aussi la part d’émotion essentielle – et en soi « poétique » – portée par la voix du poète, indépendamment même du sens des mots(3). La troisième œuvre est celle que Blaise Cendrars produisit en 1952 pour une série visant à valoriser les archives de la Phonothèque nationale, « Rythmes et bruits du monde », une œuvre qu’il présenta lui-même comme « une espèce de poème sonore ». Avec cette rhapsodie d’archives, Cendrars tire le poème radiophonique du côté du son brut, introduisant en France la tradition du Hörspiel allemand (on pense à Wochenende de Walter Ruttmann), mais sans délaisser le mince fil de la parole poétique, présente au travers du bref commentaire légendant les extraits choisis.

Extrait de Pour en finir avec le jugement de dieu d’Antonin Artaud. En écouter l’intégralité sur Ubuweb.

Nombreux pourraient être les exemples d’essais radiophoniques contemporains élaborés à des degrés divers à partir d’un tel substrat poétique : soit que la poésie, objet de l’émission, se propage à cette dernière jusqu’à lui donner allure et ton de poème (comme Avec Tarkos dans le titre de David Christoffel et Christine Diger, Atelier de Création Radiophonique, 2007), soit que le poème entre par fragments pour densifier et rythmer l’émotion (comme dans Mémoire en A de Nathalie Salles, L’Atelier de la création, 2015), soit encore que l’émission tout entière se présente comme poème radiophonique (tel Brumaire, poème documenté de Dominique Meens et Gaël Gillon, L’Atelier de la création, 2013). Cette dernière œuvre, qui semble s’inscrire dans la lignée du Hörspiel poétique cendrarsien, propose une troublante déambulation dans des paysages sonores réels ou artificiels, l’auditeur placé aux côtés du poète devenant le témoin d’une méditation solitaire « au cœur du monde ». Par les vers lentement prononcés qui surgissent par endroits, naît de cette nappe sonore polymorphe la figure unificatrice d’un locuteur, passant lyrique qui, dans un geste très baudelairien, interpelle parfois l’auditeur-compagnon.

L’histoire de la poésie radiophonique est loin d’être close, d’autant que le numérique rend aujourd’hui ces œuvres plus repérables et moins éphémères. La poésie « nomadise », disait Julien Gracq. Sortie du vers, elle se coule dans les formes les plus diverses, traverse, fertilise toutes les contrées artistiques recourant peu ou prou à la langue. La radio est à coup sûr l’une de ces contrées, à la fois l’une des plus belles et des plus méconnues.

Cet article est paru à l'origine dans les Carnets de Syntone d'octobre 2015. Abonnez-vous pour recevoir nos articles en primeur !

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Notes :

1 Transcription de la conclusion de « Formes sonores de la poésie », émission du 27 décembre 1959 (retransmission de la soirée de l’Alliance française du 16 décembre).
2 Le poète Paul Gilson occupa le poste de directeur des programmes artistiques de la RTF de 1946 à sa mort en 1963. Il reste celui qui œuvra le plus activement à une radiodiffusion massive de la poésie.
3 On peut entendre plusieurs œuvres radiophonique d’André Almuró, ainsi qu’un entretien inédit, dans le CD accompagnant La Radio d’art et d’essai en France après 1945, Pierre-Marie Héron (dir.), Montpellier, Université Paul-Valéry, 2006.
4 Jean Lescure, « La radio et la littérature », dans Raymond Queneau (dir.), Histoire des Littératures, Paris, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », t. III, Littératures françaises, connexes et marginales, 1958, p. 1704.

 

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