Quand la radio trompe l’oreille : petite histoire des faux-semblants radiophoniques. Épisode 7 : nouvelle vague de créations (années 2000-2010).

Quand la fiction fait l’évènement en passant pour le réel : retour, sous forme de feuilleton, sur près d’un siècle de faux-semblants radiophoniques, ces fictions qui se font passer pour le réel. Dans ce septième épisode, nous assistons à l’émergence d’une production indépendante ou sur le web, introduisant de nouvelles pratiques et de nouvelles manières de jouer des catégories de fiction et de documentaire.

Au début du 21e siècle, les antennes publiques n’ont pas le monopole de la satire radiophonique, loin s’en faut. Au milieu des années 2000, un Chaos de Noël a ainsi été produit de façon anonyme et mis en ligne, quelques années plus tard, sur un serveur diffusant un choix de ressources autour de la « guerre des classes »1. La création portait pour toute indication « fiction radiophonique ». Elle débute par le son parasite d’un balayage de stations radio sur un tuner analogique, un effet qui revient régulièrement pour structurer la narration. L’oreille s’arrête bientôt sur la fin du journal de Fréquence Paris Info, annonçant un « grave incident » à la station République, au cours de laquelle une fillette serait morte. Entre deux informations sur le puçage des SDF ou les astuces pour trouver des cadeaux de Noël à la dernière minute, l’antenne annonce que des fraudeurs tentant d’échapper aux contrôleurs sont à l’origine de la bousculade qui a projetée Naïma sur les rails. Mais il s’avère rapidement, enregistrement vidéo à l’appui, que le responsable de la mort de Naïma n’est autre qu’un contrôleur. La situation évolue de flash en flash : manifestations, libération des animaux du Jardin des plantes, émeutes, morts, panique générale, état de siège.

De nombreux formats journalistiques sont employés pour construire cette gradation de façon réaliste : jingles sensationnels à souhait, déclarations politiques, reportages sur les lieux de pillage, plateaux radio avec intervention d’auditrices et auditeurs par téléphone, retransmission d’homélie, revue de presse internationale sur cette révolution à Paris, vraie archive de la voix de Jacques Chirac, entretiens avec Bernard-Henri Glucksielkraut (synthèse des « Nouveaux philosophes » Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann et Alain Finkielkraut) qui délivre ses sophismes avec théâtralité. La construction se rapproche des premiers faux-semblants, La Guerre des mondes ou Plateforme 70, avec une évolution dramatique rapide et spectaculaire2, mais l’intention diffère. La création étant auto-produite et diffusée sur des radios libres, il ne s’agissait pas pour elle de bousculer les formats et les habitudes d’écoute d’une grosse antenne, et encore moins de proposer un divertissement éclairé. Elle visait à porter une critique radicale des médias et des élites, faisant appel à de jeunes journalistes fraîchement sorti·es de leur école pour jouer (bénévolement) le rôle des faux3. Surtout elle proposait une fiction mettant en scène non seulement la force de l’émeute, mais sa légitimité. En cela, elle prenait le complet contrepied des créations ne présentant les foules que comme des masses irraisonnées, et entendait leur rendre justice médiatiquement. Longtemps simples objets d’un récit dominant, les révolutionnaires surgissent in fine physiquement dans la narration, répondant par leurs seuls gestes à ce flux de paroles qui les écrase. Les studios de FPI sont pris d’assaut sous les cris de protestation du présentateur, et l’antenne est coupée.

Bien moins secrète mais toute aussi engagée, Megacombi, une émission de la radio associative lyonnaise Radio Canut s’est fait une spécialité de la critique des médias par la satire. Depuis sa fondation en 2008, ce « radiozine » hebdomadaire la manie de multiples façons, dans un objectif de critique sociale : parodie de journalistes des antennes publiques (Isabelle Giordano, Eric Lange…) et d’émissions connues (renommées en Le téléphone vibre ou Le jeu des mille boules) ; journal grotesque mimant le ton et la vacuité des vrais ; reportages fictifs (visite guidée du musée d’art contemporain de Lyon avec un professeur délivrant des analyses abracadabrantes des œuvres) ; fausses publicités ; vrais micro-trottoirs détournés en modifiant l’amorce lors de la diffusion (les personnes qui avaient donné leur avis sur l’immigration semblant par exemple répondre à une question sur une invasion extraterrestre4) ; relais de la campagne présidentielle d’un candidat imaginaire, Michel Gallo-Bourrain5… En septembre 2015, l’équipe consacre une émission spéciale à la mort de Jacques Chirac, en présentant la fausse nouvelle comme un scoop de Radio Canut et en faisant participer divers intervenant·es, certain·es conscient·es du caractère satirique de l’émission, d’autres non. Une heure durant, se succèdent plateau en ébullition avec une « droitologue » et un « chiraquien de la première heure », jingles spécialement réalisés pour l’évènement, micro-trottoirs pour cueillir les premières réactions dans les rues de Lyon ou de Paris, appel au Parti Communiste du Rhône pour avoir la primeur de son communiqué de presse, entretien avec un fan, complice, de l’ancien président, ou encore chanson en direct d’un (faux) Renaud faisant son grand retour sur la scène musicale à l’occasion de ce décès6.

Le mélange, au sein de la plupart des éditions de Megacombi, de productions parodiques et non parodiques (créations poétiques, court-métrages sonores, fictions, journal de voyage…) entraîne parfois certaine confusion, même chez les auditrices et auditeurs aguerri·es de l’émission. Un reportage on ne peut plus authentique, lors de la Cop 21, dans une galerie de grandes entreprises soucieuses de leur image écologique7, a ainsi parfois été perçu comme un sketch8. Tout en prenant garde à ne pas cultiver l’entre-soi, l’émission s’appuie sur une écoute exigeante et critique de la part du public, qu’elle contribue à construire : « Je pense qu’un des gros problèmes de la radio aujourd’hui c’est de prendre les auditeurs pour des cons, alors que l’auditeur est très capable de déceler un second degré, une moquerie, de faire la part des choses et ne pas gober tout ce qu’on lui balance9. »





Pari similaire du côté d’Arte Radio. La plateforme numérique n’est pas contrainte par une grille établie d’avance ni par des formats attendus, et le public passe nécessairement par la page descriptive de la création avant de pouvoir l’écouter – autant d’éléments qui pourraient brider l’émergence de faux-semblants. Si les genres restent le plus souvent identifiables, relevant de la fiction ou du documentaire, de l’entretien ou de la chronique mise en ondes, Arte Radio compose néanmoins ses descriptifs sur un ton ironique, allusif ou décalé, de façon à ne pas orienter immédiatement l’écoute. Elle parvient ainsi en diverses occasions à tromper les oreilles de son public. En 2008, dans Police Secours10, Mariannick Bellot donne ainsi à entendre une intervention policière lors d’une virulente dispute conjugale, dont on saisit seulement à la toute fin, lors du bilan policier, qu’il s’agissait d’un exercice. Dans la série Super écolo11 produite en 2015 par Charles Trahan, cinq reportages sur des initiatives écologiques citoyennes donnent quant à eux toutes les apparences de l’authenticité, quoiqu’ils soient joués par des actrices et des acteurs et classés par Arte Radio comme « fiction ». Un an plus tôt, Charles Trahan avait mené le même exercice dans une pièce unitaire affichée dans la catégorie « documentaire » mais qualifiée de « documenteur » dans sa présentation, Bonheur sur la ville12. Il s’agissait pour lui de répondre sous forme d’enquête sarcastique à l’une des thèses complotistes en vogue, à savoir l’utilisation des avions pour administrer des anti-dépresseurs par voie aérienne aux Parisien·nes. Si certaines scènes sont facilement repérables comme des sketchs (notamment celles prenant le contrepied de clichés : un taxi très courtois, une promeneuse ravie du ciel gris…), les entretiens qui parsèment la pièce ont un statut moins évident (véritables conspirationnistes ou comédien·nes ?).

Tout aussi ambivalent dans le rapport entre imaginaire et réel, mais de façon très différente : Crackopolis13, où Jeanne Robet propose un récit en quinze épisodes porté par la seule voix d’un certain « Charles », ancien usager de crack, qui évoque les coulisses de sa consommation à Paris. L’usage du pseudonyme, la qualité littéraire de la narration, ce qu’elle dévoile de l’usage d’une drogue dure, la musique de David Neeman qui répond à la voix de « Charles », tout cela place l’écoute en suspension et laisse le public dans un état d’indécision quant au caractère fictionnel ou avéré du récit. Une fois n’est pas coutume, le script a été mis à disposition des auditrices et auditeurs en pdf [NDRL du 20/12/2017 : ce n’est plus le cas maintenant], une pratique rare pour une série classée comme « documentaire ». L’ambiguité ne sera véritablement levée qu’à l’occasion de séances publiques ou d’articles sur la série, « Charles » intervenant parfois lui-même pour répondre aux questions soulevées par son témoignage. Le parti pris littéraire vient ici extraire son monologue du champ de la sociologie ou de la santé publique pour restituer toute la charge symbolique et romanesque véhiculée par l’usage des drogues. L’authenticité des faits s’entremêle de façon indissociable avec l’authencité de l’imaginaire.

Pour finir, le studio d’arts sonores Tarabust a savamment tissé fiction, field recording, performance et documentaire, pour donner corps sonore à un univers imaginaire. Depuis 2015, le projet Phonophore s’articule autour d’un livre en cours d’écriture de l’écrivain Alain Damasio. Ce dernier et les artisan·es du son Floriane Pochon, Tony Regnauld, Cédric Chéty et Clément Baudet ont ainsi donné vie à un Centre de Recherches Furtives (qui n’est pas sans rappeler les institutions fictives de Gregory Whitehead14), au sein duquel sont étudiés des êtres « faits de chair et de sons », les « furtifs »15. Une vingtaine de fragments sonores16 de longueurs et de formes variées documentent pour l’instant leurs biotopes, leurs langages ou leur physiologie, à travers des interventions d’expert, des prises de son commentées sur le terrain ou des études de cas. Le cadre fictionnel n’est jamais explicite, seul l’objet des recherches le dévoile. Autrement, tout dans l’écriture comme dans la réalisation revendique une approche scientifique : tonalité des prises de parole, développement d’une terminologie spécifique, choix de narration par les détails, et, last but not least, méticuleux travail de design sonore. Le matériau présenté aux auditrices et auditeurs est tout entier pétri de réel, mais il remixe ce réel dans un sens à proprement parler inouï, à l’instar de l’étude acoustique d’un furtif, « qui se loge dans l’épaisseur des vitres et des objets en verre et parie sur l’immobilité », dont la « captation a pu être ralentie un peu plus de 145 fois pour que la métamorphose puisse être perceptible à l’oreille humaine »17.

Phonophore fait ainsi passer le public au cœur de la fabrique des sons et constitue de facto un riche corpus de sonorités nouvelles et d’analyses de ces sonorités. La démarche de prospective se trouve parfois revendiquée de façon explicite, comme dans le fragment Duplicity : Ville Pervasive, où Tarabust imagine l’urbanisme sonore du futur proche, avec publicités audio personnalisées et signalétique sonore omniprésente. Au-delà de la dystopie, le projet examine par de nouveaux moyens des expériences intimes, d’ordre psychologique, spirituel ou affectif. Le public se doute que cet univers et les entités qui l’habitent relèvent de l’imaginaire, mais cet imaginaire fait écho à des émotions ou impressions vécues, demeurées jusque là inconscientes ou informulées : après une diffusion, raconte Floriane Pochon, « une femme était venue nous voir pour nous remercier d’avoir mis un nom sur ce qu’elle sentait / percevait depuis très longtemps »18. Le faux-semblant devient un outil pour approcher, restituer, penser et prolonger la complexité du réel – et pour ouvrir vers un nouvel imaginaire du son.

À suivre…

À écouter :

Illustrations issues de la revue Sciences du monde n°79, août 1970, « Les océans ».

Notes :

1 La création est téléchargeable sur http://reposito.internetdown.org/.
2 Voir les épisodes 2 et 3 de ce feuilleton, paru dans Les Carnets de Syntone n° 5 et 6.
3 Entretien le 6 mai 2017 avec Thomas Baumgartner, qui a pris part à la création comme acteur.
4 Les extraterrestres, Megacombi, Radio Canut, 27 octobre 2016.
5 Sale temps, Megacombi, Radio Canut, 1er février 2017.
6 Jacques Chirac, Megacombi, Radio Canut, 23 septembre 2015.
7 Cop 21 is bastard, Megacombi, Radio Canut, 10 décembre 2015.
8 Entretien avec Olivier Minot, l’un des producteurs de l’émission, le 8 février 2017.
9 Intervention d’Olivier Minot in Juliette Volcler, « “On est tous en chantier de quelque chose” – Conversation avec MégaCombi », Syntone, 22 novembre 2013.
10 Mariannick Bellot, Police Secours, prise de son et mix par Arnaud Forest, avril 2008, Arte Radio.
11 Charles Trahan, Super écolo, mise en onde et mix par Samuel Hirsch, Arte Radio, septembre 2015.
12 Charles Trahan, Bonheur sur la ville, mise en onde et mix par Arnaud Forest, Arte Radio, décembre 2014.
13 Jeanne Robet, Crackopolis, musique originale (vibraphone) de David Neerman, musique additionnelle, mise en ondes & mix de Samuel Hirsch, Arte Radio, 2014.
14 Voir l’épisode 5 de ce feuilleton, paru dans Les Carnets de Syntone n° 8.
15 Dossier de présentation de Phonophore, http://tarabust.com/media/phonophore.pdf [pdf] (vu le 09/05/2017).
16 Écoutables sur le site du projet.
17 Descriptif du furtif Rever (vu le 09/05/2017).
18 Email de Floriane Pochon à l’autrice le 9 mai 2017.

Cet article est d’abord paru dans le n°10 de la Revue de l’écoute. Abonnez-vous par ici pour recevoir nos articles en primeur !

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