Mexico, polyphonie urbaine

Félix Blume, jeune ingénieur du son français, s’est installé dans la ville de Mexico. Là-bas, il écoute et enregistre passionnément, de la pluie ou du catch, des klaxons ou des canards, des clochettes ou des voix. Et en rapporte un paysage sonore, récompensé d’une mention honorifique lors de la Bienal Internacional de Radio 2014 : Los Gritos de Mexico

« Bien sûr, il y eut Mozart, Lulli, Bach et tant d’autres dans l’Europe des 17e et 18e siècles. Bien sûr, il y eut, répertoriées, paroles et partitions de chansons populaires, d’hymnes de fêtes (…). Mais pour ce qui constitue, appelons-le “le reste”, c’est-à-dire l’impressionnant tohu-bohu des paroles dites et des voix en plein échange, des appels, des cris sourds ou égosillés, seul nous est aujourd’hui donné le silence. » L’historienne Arlette Farge évoque ainsi, dans son Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle (Bayard, 2009), la recherche qu’elle a effectuée pour retrouver l’oralité de la rue dans la France d’il y a trois siècles. Pour donner à entendre, littéralement, les voix du peuple dans l’histoire plutôt que celles des puissants, pour faire sonner un autre 18e que celui des sons savants, pour se mettre à l’écoute d’une ville différente de celle des urbanistes.

Avec Los Gritos de Mexico (« les Cris de Mexico »), Félix Blume facilite la tâche des historien⋅ne⋅s du 24e siècle, et la facilite bellement1. Soucieux de la disparition programmée des vendeurs de rue à Mexico, considérés par d’aucuns comme une nuisance sonore, il indique avoir souhaité leur rendre hommage en composant cette pièce. Des projets comparables ont existé, par exemple sur la carte collective Radio Aporee où l’on peut notamment écouter les vendeurs ambulants de Damas enregistrés par Jüang Ren, mais Félix Blume va plus loin, en faisant du matériau brut de sa collecte un chant polyphonique.

Mais revenons en arrière, car à vrai dire la présentation du son risque de tromper l’oreille. Rembobinons le texte, donc, pour nous concentrer sur l’écoute. C’est en fait un hommage à la ville même qu’on entend, cette ville souvent perçue comme regrettablement bruyante, et que le preneur de son capte dans sa musicalité. Pas d’opposition binaire, ici, entre un paysage sonore « d’avant », de voix et de carillons, idéalisé, et la pollution sonore d’aujourd’hui qui écraserait tout. La pollution est notamment question de point d’écoute, nous dit Félix Blume, et il entend tout en rythmes et en timbres : moteurs à explosion, sifflets de police, cris de foule, crissements du métro, hélicoptère de police ou ritournelles publicitaires.

Peut-être la part de schizophrénie du métier de preneur/euse de sons : on fait miel y compris de ce qui est communément considéré comme nuisance – mais c’est que le son nous apprend autre chose du paysage, de la situation, de nous-mêmes, que ce que nous en dit la raison.

Los Gritos de Mexico est une suite de tableaux brefs mettant en scène des moments sonores de la ville. Moments humains surtout : vente de rue, prière collective, conversations par talkie-walkies, manifestation, match, meetings politiques, chants. Les paroles se répondent, jouent les unes avec les autres : colère ou supplique, fête ou publicité, chuchotement ou exclamation, on est là dans un éloge de l’oralité, de la vitalité des échanges collectifs, de la forte présence du corps social dans les espaces publics. À l’écoute on jubile de passer, sur une intonation, d’un instant intime à une atmosphère survoltée, ou du chant d’un seul vendeur amorçant sa mélopée à un chœur de plusieurs sur les dernières syllabes. Loin du naturalisme parfois pesant de la carte postale sonore, Félix Blume parvient à restituer les ambiances de façon réaliste, précisément parce qu’il en fait une musique toute personnelle. Ne se contentant pas d’un « Bons baisers de Mexico », il nous adresse sa singulière écoute de la ville et des gens qui y vivent.

Ingénieur du son pour le cinéma, il a su prendre – ou faire fructifier – dans ce rapport proche à l’image un sens précis de la mise en scène, de la théâtralité des situations, une belle intuition de la logique d’un instant, de ses champs et de ses contre-champs (ou chants), des plans rapprochés et larges qui s’y confrontent. Syntone avait évoqué ici le travail qu’il mène par ailleurs sur ce jeu entre l’image et le son dans la série des « Sons seuls » (d’abord initiée par des « making of »), saynètes burlesques autour des captations de l’ambiance pour elle-même, hors synchronisation avec un épisode précis du film en cours.

Vue aérienne de Mexico (cc by-nc Travis)

Vue aérienne de Mexico (cc by-nc Travis)

Dans les tableaux qui constituent les Gritos de Mexico, il y a des moments, aussi, où la ville parle au-delà des humains, ou sans eux : drone des moteurs, orage, transports, tintements, sons du lac proche, et belles sonorités moins aisément identifiables. Ces moments-là s’écoutent comme des respirations plus lointaines, comme des échappées entre les voix : c’est la ville et son environnement naturel qui coulent entre les paroles, qui font le lien entre les instants sociaux. Ces tableaux sont moins présents dans la version brève de la pièce réalisée pour Arte Radio, et c’est peut-être qu’ils s’insèrent parfois de façon moins convaincante, trop abstraite, dans le déroulé. Félix Blume évite souvent l’écueil du collage bout à bout de cartes postales sonores, mais la narration semble parfois forcée. La séquence finale, par exemple, qui introduit subitement des sons subaquatiques, reste difficilement compréhensible sans un retour à la note d’intention de l’auteur : la captation sonne, comme souvent chez lui, très agréablement aux oreilles, mais faute d’être véritablement amenée, elle paraît arbitraire et coupe l’écoute.

Peut-être davantage de rimes ou de timbres concordants ou dissonants à trouver entre la métropole et les éléments, les voix et leurs alentours, le peuple de Mexico et l’histoire de ce lac – ou peut-être oser traiter les sons naturels avec la même liberté que les paroles, les désacraliser pour mieux les faire chanter. Reste que c’est dans ce qu’on entend comme un manque, comme quelque chose qui reste à inventer, que réside l’ambition de la pièce : ne pas en rester à la virtuosité des enregistrements ni au talent évident pour travailler l’oralité, mais se mettre à l’affût de nouveaux accords entre les sons et de nouvelles narrations. Et on suivra avec intérêt cette recherche-là.

Notes

1 Et ce d’autant plus qu’il met son travail librement à disposition, favorisant les réutilisations de certaines prises de son via la plate-forme Freesounds.

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