Les neuf voix de Pierre Schaeffer

Son ombre tutélaire se pose avec constance sur le paysage de la création sonore, ici ou là, parfois quand on ne l’attend plus : on n’en a jamais fini avec Pierre Schaeffer. Malgré les rééditions, les essais, les influences revendiquées, on ne jurerait pourtant pas que chaque génération a pris la peine de se pencher sur son legs avec l’attention qu’il mérite. Le poids historique de l’inspirateur de la musique concrète, son appartenance (souvent conflictuelle) à l’institution, le ton professoral de ses interventions ont sans doute éloigné ceux et celles qui voient la création sonore comme un art sans attache et sans chef.

Pierre Schaeffer au phonogène à clavier, 1951 © Serge Lido – INA

Si l’on n’écrira pas non plus que sa pensée prolixe et multiprises est raccord en tous points avec notre époque, il faut reconnaître qu’elle n’a rien perdu de sa densité visionnaire, capable encore aujourd’hui d’interpeller. Le son comme élément combinatoire et objet d’étude, la nouvelle plasticité de la musique grâce à l’électro-acoustique, la radio comme laboratoire expérimental et rampe de lancement : autant d’intuitions fondatrices. D’autres champs de réflexion par lui investis font tout autant le lien entre l’après-Seconde Guerre mondiale et le XXIème siècle : l’excitation aveuglante impulsée par la technologie, l’emprise à venir des mass media, la vacuité de certaines modes artistiques.

Si Pierre Schaeffer a dépassé son temps, c’est qu’il a pris soin de ne pas s’y laisser circonscrire. Cherchant à éviter l’enlisement de celui qui a ouvert une voie et s’en contente, l’homme s’est plu à se défausser des cadres. Ingénieur, chercheur, compositeur, producteur radio, penseur, gourou, créateur d’institutions, méthodologiste, découvreur de talents, auteur, chef de troupe et individualité irréductible… Disparu en 1995, monsieur Multicartes fut une sorte d’ubiquiste qui semble ne s’être pas laissé contraindre par grand-chose, usant d’une certaine liberté à focaliser son intelligence aiguë sur ce que bon lui semblait. Si les pièces qu’il composa (Étude aux chemins de fer, Bidule en ut, etc.) sont d’émouvantes bornes signalant l’entrée dans une nouvelle dimension, c’est autant par le regard qu’il porta sur ce que déclencha son œuvre, mais aussi sur son époque, qu’il se révèle insaisissable, voire imprévisible. Une pensée sévère, paradoxale, parfois peu aimable, capable de se retourner contre elle-même – notamment quand elle pointe certaines fausses pistes empruntées par la musique concrète.

C’est cette parole hérissée d’épines que restitue un ouvrage paru en décembre 2014, À la recherche de Pierre Schaeffer. Portrait(s), de Caroline Grivellaro. Composé de fragments de textes, d’extraits de conférences, d’écrits de voyages en grande partie inédits, ce recueil ne prétend pas épuiser sa source. Son titre, qui suggère l’idée d’un cheminement et non d’une somme, s’avère synchrone avec son contenu. Sa forme composite s’accommode de la personnalité complexe de Schaeffer et permet d’en entrevoir certaines facettes, dont celle, moins connue, de romancier. So, for fans only? Pas vraiment. À la recherche… constitue une excellente entrée – en diagonale – dans l’univers multidimensionnel de cet « enquiquineur au mauvais caractère », selon la compositrice Beatriz Ferreyra, mais génial. « N’insistez pas pour souligner les différentes voix, elles se manifestent d’elles-mêmes » dit un jour Pierre Schaeffer à Caroline Grivellaro, qui a conçu le livre, alors que celle-ci, alors jeune étudiante en piano, s’apprête à jouer lors d’une soirée privée en 1991. Conseil qu’elle met en application aujourd’hui, plus de vingt ans après, en multipliant les points d’écoutes : les voix de Pierre Schaeffer se manifestent ainsi d’elles-mêmes. Nous avons choisi d’en réfracter neuf échos, parmi bien d’autres possibles.

  1. Quand Pierre Schaeffer transcende la radio : « Nous nous fondions sur une évidence que presque tout le monde négligeait : quand on écoute la radio, on entend sans voir. Ce seul fait transforme radicalement la communication dramatique, musicale… ou philosophique. La simple retransmission radiophonique est déjà une recréation. Et des créations originales devenaient possibles pour voix et musique seules. »
  2. Quand Pierre Schaeffer détourne les ondes : « On avait conçu la radio pour diffuser le plus fidèlement possibles des informations ou des œuvres (…). Et voilà que ces studios devenaient l’antre de quelques-uns, qui redécouvraient avec quelque vingt ans de retard sur la peinture, les procédés surréalistes de destruction et de «collage», en rupture totale avec toute tradition musicale. Faut-il ajouter que ces manipulations scandaleuses pour le grand public et sacrilèges même pour leurs auteurs n’étaient que fort peu diffusables ? »
  3. Quand Pierre Schaeffer souffre de dilemme moral :

    Je m’en voulais de détourner ainsi les sons, les machines, les locaux de leur emploi normal, raisonnable, social. Ma contradiction personnelle se manifestait par cette persévérance dans des tentatives que je réprouvais profondément. (…) Mais le hasard et ma propre curiosité m’avaient précipité sur un continent inconnu : je ne pouvais, ni ne voulais renoncer à l’explorer.

  4. Quand Pierre Schaeffer joue le jeu radiophonique : « En une phrase on peut informer que les crues de la Garonne ont ravagé un département. Mais en réalité on ne fait pas de la radio, on transmet trois lignes de journal. Pour dire la même chose dans le langage de la radio, on est obligé d’aller le long des routes dévastées et de faire parler le paysan, le maire, l’ingénieur des Ponts et Chaussées. Cette fois, on ne reste pas indifférent. En tout cas, on a joué le jeu. »
  5. Quand Pierre Schaeffer baisse le volume du langage : « Habile à définir, le langage a bien du mal à figurer. S’il a du pouvoir sur l’abstrait, c’est le cinéma et la radio qui ont du pouvoir sur le concret. S’il exprime la nature des choses, c’est le cinéma et la radio qui les évoquent magiquement : ils expriment, au travers de leurs formes, ce qui ne pouvait se dire. »
  6. Quand Pierre Schaeffer passe à l’attaque : « Où réside l’invention ? Quand s’est-elle est produite ? Je réponds sans hésiter : quand j’ai touché au son des cloches. Séparer le son de l’attaque constituait l’acte générateur. »1
  7. Quand Pierre Schaeffer domine la matière : « Que la matière sonore soit devenue, dans nos mains et par nos “phonogènes”,2 incroyablement plastique, renouvelée de mille façons, et échappe par conséquent à tout système préétabli – qu’il soit de solfège ou d’harmonie, de notation ou d’exécution – il y a de quoi non se scandaliser ou s’effrayer, mais bien se réjouir. Que les œuvres actuelles soient balbutiantes, ingrates, atroces, qu’importe ? »
  8. Quand Pierre Schaeffer prône la plénitude des sens : « Il est temps d’avoir pour cette civilisation un projet plus intelligent. Ce qui veut dire : ne choisissez donc pas entre vos cinq sens : aidez-vous de l’oreille pour mieux voir, et de l’œil pour mieux entendre; conjuguez vos deux cerveaux à la fois, celui qui est poète aussi bien que celui qui est savant. Cessez d’opposer la science et la philosophie, les mathématiques et la littérature. Faites des enfants intelligents (…), apprenez leur à changer leurs regards; qu’ils ne mettent plus l’homme au centre de l’univers, dans cette solitude qui le rend désespéré et pervers. »
  9. Quand Pierre Schaeffer ne prône pas l’abstinence :

    Dès que je m’exprime, je me trompe ; dès que je communique, je trompe les autres ou plus souvent, me comprenant d’une autre façon, ils se trompent eux-mêmes. Ne communiquons plus, n’écrivons pas : nous vivrons encore comme des déterminés, des électrons, des imbéciles. On ne s’en sort pas. C’est qu’il ne faut pas s’en sortir.

À noter que la première version de l’ouvrage a été publiée en espagnol, par Caroline Grivellaro musicienne vivant au Mexique. Son but est de faire mieux connaître Pierre Schaeffer outre-Atlantique, et de rendre accessible certains de ses écrits en langue espagnole. La deuxième partie de l’ouvrage rassemble des textes de chercheurs et de spécialistes. Plus synthétiques et analytiques, ils sont parfaitement complémentaires du restant du corpus.

Notes :

1 L’anecdote de la « cloche coupée » remonte à une expérience de 1948. En ratant l’enregistrement de l’attaque d’une cloche (c’est-à-dire le tout début du son), Pierre Schaeffer remarque que le son résultant ressemble à celui d’un hautbois ou d’une flûte et cela bouleverse ses connaissances sur le timbre des sons. Avec le « sillon fermé », ce sont les deux expériences fondatrices de la musique concrète. Cf. Pierre Couprie, OLATS.
2 Appareil à bande magnétique réalisé par Pierre Schaeffer. Le phonogène à clavier permet d’agir sur la vitesse de la bande suivant douze degrés de transposition chromatique. Le phonogène à coulisse réalise les transpositions au moyen d’un levier.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

 

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.