Le théâtre caustique de Mauricio Kagel

Le compositeur argentin Mauricio Kagel (1931-2008) est considéré comme l’un des auteurs les plus importants du Neüe Hörspiel  allemand.1 C’est dans le cadre du studio d’art acoustique de la Westdeutscher Rundfunk 3 à Cologne, que Kagel a produit la quasi-totalité de son œuvre pour la radio entre 1969 et 1997. Tour d’horizon et analyse d’une de ses pièces radiophoniques majeures, L’Inversion de l’Amérique.

Le nouveau Hörspiel n’est ni littéraire ni musical, mais plutôt un genre acoustique de contenu indéterminé

déclare Mauricio Kagel, à cette époque.2 Mais l’origine de son intérêt pour la radio remonte beaucoup plus loin. Au cours d’une émission qui lui était consacrée,3 Mauricio Kagel raconte ses premières expériences radiophoniques en Argentine. Il explique comment la réalisation d’une émission sur les nouvelles musiques, commandée par la radio argentine, fut l’occasion pour lui de trouvailles inédites.

Mauricio Kagel Amerikas

Mauricio Kagel (à g.) en 1975, avec ses interprètes de l’Inversion de l’Amérique © WDR

La radio : un théâtre du « faux »

À la fin de la deuxième guerre mondiale, il n’y avait en Argentine aucune documentation sonore sur les nouvelles musiques. Aussi, pour réaliser ces émissions, Kagel invente des compositeurs imaginaires, auteurs de musiques apocryphes, en réalité composées par lui-même. Ceci constitue à ses yeux une première tentative de « pièce radiophonique », puisque fondée sur une fiction, dans la lignée des œuvres littéraires de son compatriote, l’éminent écrivain Jorge Luis Borges.

Le credo de Mauricio Kagel – « Le Hörspiel comme musique et la musique comme Hörspiel » – permet de caractériser son œuvre radiophonique. Ainsi, lorsqu’il conçoit un Hörspiel, il réagit en tant que musicien et compose tout ce qui est audible – musique, paroles, bruitage – selon des critères musicaux. En même temps, dans ses scénarios, tout n’est pas déterminé à l’avance ; le compositeur donne simplement certains « stimuli » d’action et de réaction pour l’exécution vocale et instrumentale, et renonce dans une large mesure à la détermination des résultats sonores et linguistiques qui en procèdent.

La nécessité de théâtraliser

Pour Kagel, cependant, toute pièce radiophonique doit posséder avant tout une dimension dramatique ; il affirme même que la « situation dramatique est la condition sine qua non pour reconnaître un Hörspiel. »4

La sensibilité théâtrale de Mauricio Kagel est déjà manifeste dans ses œuvres musicales. Il affirme que « presque tous les sous-produits de l’activité artistique ont (un) côté théâtral. »5 Comme conséquence dans son théâtre musical, il met en jeu les aspects dramatiques sous-jacents du jeu instrumental et invente d’autres procédés pour les théâtraliser d’avantage, incluant la voix, l’utilisation d’autres instruments ou objets, et des aspects gestuels.

Un autre élément important de son théâtre est le mouvement. En opposition au caractère statique du concert traditionnel, le musicien joue en se déplaçant et occupe l’espace réel mis en relation avec l’espace musical.

Kagel procède ainsi à une déconstruction de l’acte musical, qui le conduit à considérer tous les éléments en jeu comme des matériaux propres à produire un théâtre musical distancé, dans le sens brechtien du terme, c’est-à-dire, analytique autant que narratif ; un théâtre qui raconte, tout en dénonçant une certaine activité artistique conventionnelle.

Le Tribun, version pour la scène (extrait)

Une radiophonie critique

Dans ses pièces radiophoniques, Kagel ne se contente pas de critiquer l’institution musicale du concert ; sa critique est bien plus générale, car il procède à une mise à nu et une dénonciation du système politique : « Les pièces radiophoniques, à l’instar des ‘features’ et reportages qui parlent essentiellement de thèmes inconfortables pour la société, ont, d’une manière à la fois humaine et artistique, la possibilité de toucher et de secouer l’auditeur. Or, il s’avère malheureusement que l’accumulation des mauvaises nouvelles dans nos émissions d’actualité nous a un peu fatigués de ce genre de réalité. En revanche, nous pouvons diffuser ces mêmes nouvelles sous forme de pièces radiophoniques pour pousser ainsi l’auditeur à faire l’analyse, de façon concrète et conséquente, de rapports (et relations). »6

Ainsi, composant une œuvre qui montre les coulisses de la radio [Ein Aufnahmezustand / État d’enregistrement] ou qui dénonce le dérèglement de la vie familiale par l’omniprésence de la télévision [Soundtrack / Bande-son], Kagel s’attaque au média pour mettre en évidence la manipulation à laquelle l’auditeur est sujet. Et, quand il aborde le domaine politique, c’est pour mieux en révéler l’oppression [Die Umkehrung Amerikas / L’Inversion de l’Amérique, Mare Nostrum] ou la manipulation [Der Tribun / Le Tribun]. Dans ce contexte, l’acte de montage apparaît, d’un point de vue conceptuel, comme le démontage d’un système (idéologique).

L’élément critique est toujours présent, et souvent d’une manière prépondérante, allant de la critique des médias à la critique du système politique, voire jusqu’à la dénonciation d’un événement historique.

Soundtrack, ein Filmhörspiel [Bande-son, une pièce radiophonique cinématographique]

Ainsi, dans Soundtrack, ein Filmhörspiel [Bande-son, une pièce radiophonique cinématographique, 1974-1975], l’imitation critique des westerns ; dans Guten Morgen, Hörspiels aus Werbespots [Bonjour, pièce radiophonique de spots publicitaires, 1971], la parodie des spots publicitaires ; dans Caecilie ausgepluendert. Ein Besuch bei der Heiligen [Le pillage de Cécile. Une visite à une sainte, 1985], la critique de la médiocrité du monde musical. Der tribun est une critique de la démagogie et de la rhétorique des politiciens et … .nach einer Lektüre von Orwell […après une lecture de Orwell, 1984], une transposition sonore du monde totalitaire décrit dans le roman 1984.

On trouve d’autres exemples dans ses fictions historiques par l’intermédiaire desquelles Kagel critique la conquête et la colonisation des Amériques, que ce soit dans Mare nostrum (1992) – où ce sont les Indiens qui colonisent les Européens (suivant les méthodes de ces derniers) – ou dans L’Inversion de l’Amérique (1975-1976) qui décrit la sauvagerie de la conquête espagnole en Amérique.

L’Inversion de l’Amérique

Pendant la période qui va de février 1975 à juin 1976, Mauricio Kagel a travaillé sur le texte et la partition de cette œuvre radiophonique évaluée plus tard comme un jalon dans le développement du Hörspiel.

S’attaquant à un problème politique majeur, celui du génocide perpétré par les Espagnols lors de la conquête de l’Amérique, cette œuvre est le produit de la réflexion de Kagel sur l’histoire du continent américain. Le génocide des Indiens est la blessure originelle à partir de laquelle on peut déchiffrer toute la tragédie passée et présente de l’Amérique latine. Kagel avait déjà abordé un sujet similaire dans sa pièce Mare Nostrum (découverte, pacification et conversion de la Méditerranée par une tribu d’Amazonie).

Chacune des parties de Die Umkehrung Amerikas représente un aspect de la colonisation. Les thèmes récurrents, mettant en évidence les méthodes employées par les Espagnols pour imposer leur domination, sont : le meurtre, la torture et la répression. Cette domination est exprimée dans la pièce par l’apprentissage de la langue, des chants et de la religion de l’oppresseur. Pour le scénario, Kagel s’est servi de documents authentiques, des lettres envoyées par les conquistadores au Gouvernement Central de Madrid ou de Cádiz (où se trouvait le siège de l’administration des Indes) et du livre de l’ecclésiastique Bartolomé de las Casas, Brevisima relación de la Destrucción de las Indias (1542).


La première partie de l’œuvre introduit le vocabulaire sadique des conquérants à travers l’énumération rythmique des verbes à l’infinitif, correspondant à des actions violentes – « tuer », « torturer », « tourmenter » – énoncées comme les nouvelles d’un journal d’informations à la radio. Un mot peut aussi être décliné à partir d’une lettre commune sur un contenu du même ordre, par exemple : « tribu », « tabac », « trouble », « traqué », « Tot » (mort).

La deuxième partie [écouter l’extrait ci-dessus] est marquée par l’apprentissage forcé et humiliant d’une langue étrangère. La perte de l’identité commence avec l’initiation à un alphabet étranger : les voyelles « A, U », le mot « dieu », des chants religieux.

Dans la troisième partie, les Indiens arrivent à parler, mais ils s’expriment dans une langue littéralement inversée, ce qui témoigne de leur souffrance. Pour ce faire, Kagel s’est servi d’un procédé de la musique concrète qui apparaît aussi comme un exemple significatif de « renversement ». Les interprètes qui jouent le rôle des Indiens lisent des textes à l’envers (de gauche à droite) et sont enregistrés normalement. Puis Kagel fait défiler la bande à l’envers, de sorte que les mots soient entendus et compris (puisqu’ils reprennent le sens de l’écriture originale) mais qu’ils expriment dans le même temps, par la déformation provoquée par le mode d’enregistrement, une représentation de l’aliénation.

Notes :

1 Pour tout savoir sur l’histoire du Hörspiel et du « Neüe Hörspiel », lire sur Syntone l’article de Philippe Baudouin : Du Hörspiel (mai 2011).
2 Mauricio Kagel, cité par Klaus Schoening, Komponisten als horpsielmacher, WDR Eine Dokumentation, 1990, p. 207.
3 Mauricio Kagel, entretien avec Klaus Schoening , « Le Hörspiel, un art appliqué », Atelier de création radiophonique produit par René Farabet, qui comporte un long entretien de Kagel ainsi que des fragments de ses œuvres radiophoniques de l’époque. Diffusé le 24 septembre 1979 sur France Culture, Radio France.
4 Entretien avec l’auteure.
5 Mauricio Kagel, Tam tam, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1983, p. 126.
6 Mauricio Kagel, « Realitat und Fiction im Radio und Hörspiel » Hörspielmacher, p. 136.

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