La « vraie bonne fiction » ~ Réflexion d’après le bain de fiction du Prix Europa

Trente fictions radiophoniques européennes parmi les meilleures de l’année, au moins autant d’expert·e·s, de « faiseurs » et de « faiseuses » de fiction qui les commentent, les critiquent et débattent cinq jours durant au Prix Europa1. De ce bouillon de culture, nous revenons avec quelques idées de ce que pourrait être – en théorie – une « vraie bonne fiction ».

La réussite d’une fiction tient parfois à une performance d’acteur (un comédien unique interprète des rôles multiples) ; à la représentation d’une personnalité connue, qu’on a plaisir à reconnaître (Sigmund Freud) ; à l’évocation d’un sujet que l’on juge important (le racisme, la paix) ; à un genre que l’on apprécie (anticipation ou fantastique)… Hormis ces éléments, ingrédients assurément savoureux, certains aspects concourent à la reconnaissance d’une « vraie bonne fiction » : la véridicité, indispensable à l’écoute attentive et curieuse, et des qualités narratives.

Prix Europa Fiction scripts window CC-by-nc A D

Lumière automnale sur les scripts des pièces en compétition (CC-by-nc Ariane Demonget)

Que le son fasse croire

Donner l’illusion que la fiction que l’on écoute est « pour de vrai », c’est permettre au public de s’identifier. Une production fidèle au réel capte l’attention du public et le met en situation de reconnaître, de comprendre et de s’identifier. Les personnages et l’histoire sont appréciés pour leur véracité. Après l’écoute d’Autumn Revelation2, on a entendu « Ma mère est vraiment comme ça. On ne sait pas ce qu’elle veut, ce qu’elle va dire ». On a pu se perdre dans Seven Days to Funeral, ne connaissant pas le personnage de la défunte ; ou ne pas suffisamment distinguer les différents personnages de Gray Pigeon. Parfois, la communauté culturelle et linguistique conditionne fortement la compréhension du public. Cet écueil est évité par le très peu verbeux Together Against, proche parfois de l’art électroacoustique.

Le personnage de Freud a choqué quelques oreilles, du fait de son accent trop peu germanique (Boswell’s Lives: Boswell’s Life of Freud), et on a reproché à la vache de Charolais sa voix masculine, alors qu’il s’agit d’une femelle.

Ainsi le véridique est-il souvent plébiscité, fut-il faux, comme dans les faux reportages d’Ordinary People, le presque documentaire Boswell’s Lives: Boswell’s Life of Freud et les témoignages drôlatiques de Föhnkrankheit.

Le jeu d’acteur est fortement impliqué dans cet objectif de véracité. Dans les dialogues, le naturel de la réponse augure de la crédibilité de la relation. Un point importe aussi particulièrement dans l’exigence auditive propre à la fiction : l’âge de la voix. Dans Variation, les acteurs qui portent le texte ont tous le même âge bien qu’ils jouent des personnages tels que père, jeune garçon et grand-mère. Les voix paraissant en général plus jeunes que les personnes, il est particulièrement rare de trouver à faire entendre une vraie voix âgée. Ainsi, l’actrice de Shaker a plus de 90 ans. A contrario, les enfants et les jeunes sont souvent interprétés pour les besoins du script, par des acteurs plus âgés que leur personnage, comme dans How to Say Goodbye Properly. Les personnages d’enfants sont rarement crédibles, non pas que leur voix sonne trop ou pas assez jeune, mais du fait de leur rôle même, éloigné de la réalité psychologique et de l’aptitude langagière de l’enfant.

Le traitement sonore permet ou non à l’auditeur d’entrer dans l’histoire. L’acteur immobile face au micro a tendance à s’entendre, comme parfois dans Filip. Ainsi, au-delà de la collaboration étroite entre réalisateur sonore, comédien et compositeur, réunis en studio tous ensemble pour Boswell’s Lives: Boswell’s Life of Freud, et Scandinavian Star, effectuer l’enregistrement dans les espaces naturels est une pratique assez efficace. Après l’écoute de Traitors [Les Traîtres, Arte Radio], on a entendu : « J’ai ressenti une douceur, une proximité avec eux. » Les enregistrements dans de vastes studios dans lesquels les comédien·ne·s peuvent réellement se déplacer (comme pour The Boy at The Back) permettent aussi un rendu réaliste et le micro MS – qui permet de glisser de mono à stéréo – est plébiscité.

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Dans le hall de la « Haus des Rundfunks » où se déroule la compétition (CC-by-nc Ariane Demonget)

Plus largement, la qualité sonore donne une tonalité à la pièce de fiction. Les langues et leur sonorité y contribuent : le tchèque serait plus doux que le slovaque, et le français, toujours « sexy ». Le hollandais de Café Cuba a semblé bien agréable aux oreilles germaniques. Le son de Lost in Nirvana, sous la pluie géorgienne, a été dit « introuvable ailleurs ».

Une narration avec et pour le son

Beaucoup des fictions présentées cette année sont des adaptations, notamment du théâtre. Il est louable de vouloir faire découvrir un texte à un public qui ne l’aurait pas lu, mais c’est une démarche difficile, même lorsque le texte de départ est écrit pour le théâtre comme c’est souvent le cas. La fiction Bonita Avenue, adaptée d’un roman à la narration complexe, elliptique, pleine d’allers-retours entre le passé et le présent, est par exemple très exigeante en termes d’écoute.

Parfois, le son raconte l’histoire. Ainsi, les scènes réalistes de vie quotidienne, au lit comme à la pharmacie dans Traitors, se posent en éléments narratifs au même titre que la description de lieu et d’ambiance dans un texte, et non comme de simples éléments de décor ou comme une pause dans le récit. Dans Scandinavian Star, le naufrage du bateau surchargé et insalubre est raconté non seulement par les cris d’une foule effrayée mais aussi par les bruits du bateau, de la mer… Les scènes de repas dans Child of Tvind sont des nœuds dramatiques durant lesquels les personnages se découvrent et se confient. Ainsi, l’usage naturaliste du son et de la musique est généralement préféré à une utilisation accessoire, entre deux salves de paroles.

Une « petite » pièce comme Shaker (9 minutes), un personnage presque unique – dame très âgée – qui évoque son père disparu, a été écrite pour la radio d’après une histoire vraie : une voix vieille, dénuée d’émotions, un paysage sonore qui évoque des possibles sans dire ce qu’ils sont, le choix d’un rythme lent. Cette fiction est particulière dans le sens où elle ne cherche pas le réalisme. C’est une écriture originale, qui exploite la dimension sonore dans le but de créer des effets qui servent l’œuvre.

Enfin, la fiction sonore gagne ou perd de sa force et de sa justesse selon le dispositif de diffusion qui l’introduit ou l’accompagne. Les débats ont souvent interrogé non seulement le dispositif de production – durée, nombre d’acteurs, type de matériel, direction d’acteurs etc. – mais aussi le cadre de diffusion, le genre de station, de programme, l’horaire dans lequel la fiction s’insère. La série humoristique Brigitte Tornade dont fut présenté l’épisode The Magic of Christmas [La Magie de Noël, France Culture] est diffusée sur une radio culturelle, comme une pause malicieuse et décontractée à la fin d’une matinée plutôt intellectuelle. La trépidante et angoissante fiction d’anticipation Pescho, qui décrit un monde où les machines et les objets parlent, mais où l’eau, épuisée, a été remplacée par une substance liquide extraite du chou, a été accompagnée par de faux spots publicitaires, vantant tout au long de la semaine les produits de la marque « Pescho ». Les documenteurs d’Ordinary People sont produits pour une chaîne d’information, qui les diffuse sans introduction préalable.

Écoutez des extraits de toutes les pièces citées dans cet article

Tout le monde s’accorde à peu près à dire qu’une « vraie bonne fiction » devrait être d’abord pensée en termes de sons, et s’appuyer sur une bonne histoire. Doit-elle être bonne « comme un bon film », ou s’émanciper de l’univers audio-visuel pour exprimer sa dimension purement sonore ? Un bon texte – nouvelle, roman, théâtre –, bien adapté, suffit-il à faire une bonne fiction radiophonique ? Cela reste une question de culture. La diversité des modes de diffusion par le podcast ou dans une salle de spectacle pour une écoute collective, par exemple, appelle aussi la fiction sonore à évoluer.

Notes :

1 Pour une introduction à cette édition 2015 de la compétition de fiction au Prix Europa, lire notre reportage Un an de fiction européenne au Prix Europa. Et pour mieux comprendre le fonctionnement particulier du Prix Europa, lire notre reportage d’octobre 2014 Le Prix Europa, de plus près.
2 Les pièces non-anglophones sont inscrites sur le programme sous un titre anglais ; nous avons choisi de conserver ces titres dans notre article. Des extraits de chacune des pièces sélectionnées peuvent être écoutés sur le compte Soundcloud du Prix Europa.

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