La planète où la fiction sonore était reine

On se désole d’un amenuisement régulier des fictions radiophoniques sur les ondes nationales ou locales et de leur méconnaissance par le grand public, mais il existe pourtant, depuis une quinzaine d’années, une communauté aussi active que méconnue de passionné⋅e⋅s du genre. Plongée dans la sagasphère.

Cet article est paru à l'origine dans Les Carnets de Syntone de mars 2015. Abonnez-vous !

Article paru en exclusivité dans Les Carnets de Syntone de mars 2015. Abonnez-vous !

Comme tout univers mythique qui se respecte, la sagasphère connaît plusieurs origines et les documente soigneusement. En 2000, paraît un « feuilleton audio » réalisé par Mitch DSM, de son vrai nom Michaël Mambole : Matrick (la matruc), une VF sans l’image du film Matrix, qui prend au fil des épisodes de plus en plus de libertés par rapport au scénario original. La même année, John Lang, alias Pen of Chaos, sort son aventure Le Donjon de Naheulbeuk, une parodie de jeu de rôle qui connaîtra un succès tel que son auteur continue aujourd’hui à produire des épisodes, mais aussi à décliner la fiction sous d’autres formes (romans, BD, jeux de plateau ou vidéo, concerts). C’est à lui qu’est attribuée l’invention de l’expression « saga mp3 ». Il faut remonter un peu dans le temps pour trouver une autre référence majeure : Les deux minutes du peuple du Québecois François Pérusse, brefs sketches basés sur le calembour et le non-sens initiés en 1990 – les voix y sont souvent accélérées, suscitant un rythme frénétique et des tons nasillards prisés dans la sagasphère. Ensuite, quelques références, par exemple à la comédie de science-fiction The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy de Douglas Adams à la fin des années 1970, mais souvent peu de filiation précise avec le XXe siècle radiophonique, et pour cause : c’est ailleurs que la sagasphère trouve le matériau pour s’alimenter.

« Saga mp3 », donc, et non « fiction sonore » – les expressions se recoupent sous bien des aspects, mais la distinction est de taille : référence au web plutôt qu’à la radio, au monde du jeu plutôt qu’à celui de la culture, au feuilleton à rebondissements plutôt qu’à l’œuvre unique, à l’accessibilité et au partage plutôt qu’à la qualité acoustique, au loisir plutôt qu’à l’art. Tous ces termes sont loin de s’exclure, néanmoins : on trouve des sagas produites dans les radios libres, des scénarios nourris de littérature et de cinéma, des créations hors série appelées « monos », des réalisations amateures qui n’ont rien à envier aux professionnelles. Mais dire « saga mp3 », c’est en quelque sorte revendiquer un mauvais genre, avec toute l’invention que cela permet.

La saga ne demande pas la permission – de se lancer, de détourner, d’emprunter, de rire, de se passer de prétentions ou de références nobles.

On n’échappera ni à certain humour potache ni aux multiples variantes des sagas cultes. L’univers est très majoritairement masculin, plutôt jeune, nourri de jeux de rôles, de films à grand spectacle et d’heroic fantasy.

Le pastiche, les voix contrefaites et un humour basé sur le ridicule y dominent. Et qui ne connaît pas les codes des milieux rôliste et geek risque fort de ne pas goûter aux nombreuses aventures qui parodient leurs univers. Mais on aurait tort de s’arrêter là.

Les non-initié⋅e⋅s trouveront en effet bien des raisons de s’y ouvrir les oreilles, par exemple l’appropriation des outils de la création sonore par une communauté distincte de celle des gens de radio, et les pépites auxquelles donne naissance cette exploration collective. L’appropriation n’est pas propre à la sagasphère : elle est le fait plus globalement des podcasteurs/ses, qui ont choisi, grâce à la démocratisation des outils numériques de captation, de traitement et de diffusion du son, de « faire des audios » comme d’autres optent pour les vidéos maison.

Auto-formation, auto-production, auto-diffusion et téléchargement gratuit de la saga sont la règle.

Le Netophonix, repaire incontournable de la sagasphère, met à disposition une liste des créations passées ou présentes (pas moins de 858 au 9 février 2015), une encyclopédie collaborative très nourrie, un forum où s’échangent critiques de sons et demandes de voix, ainsi que divers tutoriels d’entraide. On citera également, entre autres, la webradio Synopslive, pour partie consacrée aux sagas mp3 avec des émissions de critique, d’actualité ou techniques, le webzine MagP3, qui réalise des dossiers sur des créateurs ou des univers plusieurs fois par an, ou le festival du jeu Les Joutes du Téméraire, dont une section est dédiée aux sagas.

À rebours du milieu individualisé de la création radio, les membres de la sagasphère discutent des fictions diffusées sur les radios nationales, se lancent des défis, jouent dans les productions les uns des autres, les écoutent et les évaluent mutuellement.

On trouvera notamment dans cette mine Kaïros, une mise en onde par Horine d’un scénario inachevé d’Hikaru Shindo, dystopie où un groupe d’extrême droite infiltré décide de passer à l’action directe, le tout construit autour d’enregistrements retrouvés. Dans ADN 2082, François TJP campe avec une douce ironie les tribulations d’un biologiste du végétal dans un monde post-apocalyptique rempli de zombies. Cédric Chalvet, sous le pseudonyme de Latnel, a quant à lui produit une réjouissante série intitulée Le mp3 c’est cool, pastilles comiques sur le choix du support audio. Il a plus tard pris part au collectif Audiodramax, qui regroupe les travaux de quatre autres producteurs partageant un goût pour les ambiances ciselées et les scénarios sombres de science-fiction, polar ou fantastique. Dans ihokane, sous un ciel rouillé, par exemple, David Uystpruyst allie composition musicale, design sonore et monologue désabusé pour narrer un futur où la technologie, omniprésente et bavarde, verrouille le quotidien. L’un des grands intérêts d’Audiodramax est de se trouver au croisement de la création radiophonique et de la sagasphère, apportant à la première une approche plus collective et dynamique de la fiction sonore, et à la seconde des savoir-faire et des références excentrées. C’est certainement là, dans le développement des échanges entre ces deux milieux, qu’il y a une piste passionnante à creuser.

Image de sommaire : Curtis Perry, « The Saga Motel », Creative Commons by-nc-nd.

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