Jonathan Sterne : aux origines de l’écoute moderne

Les appareils de diffusion sonore ne sont pas des machines qui parlent, mais des machines qui entendent à notre place. À peine le livre commencé, c’est le premier renversement de perspective, et non des moindres, qu’opère Jonathan Sterne dans sa foisonnante Histoire de la modernité sonore. L’ouvrage, qui vient compléter la récente collection « Culture sonore » co-dirigée par les éditions La Découverte et la Philharmonie de Paris,  déconstruit nombre d’évidences qui structurent notre rapport au son et à l’écoute, met au jour la généalogie matérielle et idéologique de diverses techniques et pratiques acoustiques des XIXe et XXe siècles et écrit par là-même une toute nouvelle histoire des médias, des technologies et plus largement de la société occidentale.

On apprend que l’utilisation amicale ou familiale du téléphone à ses débuts, notamment par les femmes, était fermement combattue par les fabricants, qui en prescrivaient à travers leurs publicités un usage strictement professionnel. Ou que ce téléphone des origines a aussi bien servi de radio, et la radio de téléphone, avant de se figer dans des usages plus spécifiques. On découvre qu’aux yeux des contemporain·e·s de l’affiche Victor pour son gramophone, le chien Nipper était assis à même le cercueil de son maître, ce qui vient nourrir une réflexion sur le rapport entre l’enregistrement sonore et la mort – celle des personnes soucieuses d’envoyer des messages (pour la plupart perdus) aux siècles futurs, mais aussi celle des cultures en extinction du fait du colonialisme occidental, dont les ethnographes se hâtaient de collecter musiques et langages. Décortiquant, non sans humour, rapports techniques et publicités, caricatures et articles de presse, l’auteur sort le son de sa conception « anhistorique » ou censément « naturelle » pour le resituer au sein des relations de classe, de genre et de pouvoir.

Une approche partagée plus largement par les Sound Studies, émergentes depuis une petite quinzaine d’années dans le monde anglo-saxon et majoritairement ignorées en France. Jonathan Sterne, qui en est un important contributeur, les définit dans un entretien en septembre 2015 au magazine de la Philharmonie : « Si je devais définir les sound studies en une phrase, je dirais qu’elles appliquent à la question sonore les avancées intervenues dans les sciences humaines et sociales au cours du demi-siècle passé. Plutôt que de suivre les règles du jeu des disciplines instituées en privilégiant l’étude de la musique ou de la parole, elles considèrent le son et le monde acoustique comme des objets dignes d’intérêt intellectuel. À l’inverse, les sound studies suggèrent également que le son offre des voies d’accès alternatives à des problématiques centrales qui animent la réflexion en sciences humaines et sociales. »

Pour les lectrices/teurs de Syntone, on signalera notamment, au cœur de sa réflexion, une critique de la notion de « fidélité sonore », employée dès le début du XXe siècle pour vendre phonographes, gramophones ou casques audio, et qui s’appuie pour l’auteur sur une double idéalisation du son enregistré. D’abord, à rebours de ce qui est communément admis, l’original n’existerait pas sans la copie puisqu’il est mis en scène pour la produire : l’enregistrement construit donc en grande partie le réel qu’il est censé refléter de façon « neutre ». Ensuite, chaque technologie implique un apprentissage volontaire de l’écoute : les auditrices/teurs aident les machines à atteindre la transparence vantée en s’exerçant à entendre un contenu du son plutôt que son extérieur, comme le timbre propre à chaque appareil, les parasites ou les caractéristiques de diffusion du son.

Et Jonathan Sterne de conclure son livre par un appel à prendre part à l’initiative Lost & Found Sound initiée en 1999 par le réseau étatsunien de radios locales NPR. Aujourd’hui interrompue, mais active à l’époque de la publication de la version anglaise en 2003, elle consistait en une forme de comptoir radiophonique des sons perdus : chacun⋅e était invité⋅e à envoyer vieilles cassettes, enregistrements maison, collections sonores improbables, afin de constituer une mémoire sonore collective du XXe siècle. On en glane encore quelques unes ici ou , mais, comme le signale Sterne lui-même à propos des premiers enregistrements, les archives étant éphémères en dépit des vœux d’éternité qui président toujours à leur collecte, beaucoup d’émissions produites à cette occasion ne sont déjà plus audibles en ligne…

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