« J’ai ensorcelé la radio » : aux origines du Hörspiel

Au beau milieu des années 1920, alors que le tout nouveau medium de la radio travaille à trouver ses formats et son rythme, un programme étrange vient chambouler les règles encore fraîches qui s’étaient instaurées sur les antennes allemandes. Retour sur l’histoire de Zauberei auf dem Sender (magie sur les ondes) de Hans Flesch, l’une des toutes premières créations radiophoniques, entre performance et faux-semblant1.

« Il était une fois un contribuable qui était en tout point satisfait de ce que la station de radio lui proposait. C’était il y a très, très longtemps. Un soir… » En cette soirée du 24 octobre 1924, les contribuables qui entendent cette phrase dans leur casque radiophonique sont loin de se douter de ce qui s’annonce en direct : incident technique, folie, magie ? Depuis quatre minutes, c’est le cafouillage sur les ondes : tout le monde parle en même temps, un bruit de fond se mêle à de la musique, le début d’un conte est coupé par l’énumération d’une série de chiffres… Mais que se passe-t-il ? Les avis divergent à l’antenne, tout comme, plus tard, ils le feront dans les analyses de ce qui est depuis des décennies reconnu comme le premier Hörspiel* diffusé en Allemagne2. Pour l’heure, le genre n’existe pas encore et Zauberei auf dem Sender (magie sur les ondes) est simplement sous-titré par son auteur, Hans Flesch, « tentative de farce radiophonique » (« Versuch einer Rundfunkgroteske »).

Reconstitution de Zauberei auf dem Sender sur l’antenne publique Hessischer Rundfunk en 1962. Il n’existe aucun enregistrement de l’original de 1924.

Du désordre au chaos

Six mois seulement après le lancement de la radio SWR (Südwestdeutscher Rundfunk Dienst AG), les auditrices et auditeurs branché·es sur l’antenne à 20h30 s’attendent au lancement du programme de la soirée, normalement consacrée à un concert. Dès les premières secondes de l’écoute, tous les codes sont réunis : le tic-tac du signal d’intervalle est suivi par l’intervention ponctuelle du présentateur, lequel annonce le lieu de diffusion, « Francfort-sur-le-Main », ainsi que la « fréquence 467 ». L’ensemble est dit deux fois, le cadre de l’intrigue est posé. Très vite, une voix masculine en arrière-plan signale la présence insistante de l’animatrice préposée aux contes de fée. Puis on entend la conteuse requérir « deux minutes, seulement deux minutes » d’antenne et exposer ses revendications : la station diffuse des programmes sérieux, de la musique nouvelle, mais « vous oubliez les enfants ». Refus catégorique du présentateur : « Les enfants sont couchés depuis bien longtemps ! (…) On est à l’antenne, silence ! »3 Tout s’accélère : la conteuse s’impose dans le studio, le présentateur réclame qu’on coupe l’antenne, mais c’est maintenant le piano électrique qui se déclenche. Le chef d’orchestre déclare qu’un interrupteur est cassé, impossible de stopper la diffusion. L’entrée du responsable d’antenne, joué par Hans Flesch lui-même, calme un peu les esprits. Il se veut rassurant et prêt à discuter en direct – mais en réalité, ses opinions sont déjà faites et il affirme, non sans condescendance, qu’« on ne peut pas modifier l’ensemble de la ligne éditoriale (…), ça n’est pas possible ma bonne dame ! »4.

S’ensuivent dans une grande confusion sonore des bruits, un verre qui se brise, des portes qui claquent, des plaintes d’auditeurs, des rires, des cymbales, un lancement* annonçant la participation de « tous les employés de la station, des choses et des instruments »5… Le responsable d’antenne n’en croit pas ses oreilles : il ne perçoit pas les mêmes sons que son équipe et que le public. Les musicien·nes et le speaker reçoivent des ordres qu’il n’a pas donnés. Le personnel de la radio le traite de fou et parle de l’envoyer à l’asile. Il se reprend : « Où irions-nous si chacun et chacune pouvait faire ce qui lui plaît ? » À la douzième minute, une voix nouvelle entre dans le champ sonore pour le contredire d’un ton enjoué : « Chacun et chacune fait ce qui lui plaît, la station est devenue folle6. » Le magicien a fait son entrée. Il précise : « J’ai ensorcelé la radio. » – et explique que par cette intervention, il entend démontrer la force de son art et transformer des sensations auditives en images visuelles. Le directeur veut faire jouer Le Beau Danube bleu mais le magicien ralentit la musique, la désaccorde et donne à entendre un disque rayé. Le prestidigitateur a beau démontrer toutes les possibilités de son art, pour le directeur une station de radio reste une institution importante qui n’a pas de temps à perdre avec les plaisanteries.

Zone de diffusion de SWR en 1924, in Winfried B. Lerg, « Rundfunkpolitik in der Weimarer Republik », 1980.

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Hans Flesch en 1929, domaine public.

Duo, duel, dualité

Quel rôle tient le duo conteuse-magicien ? Il porte une fonction d’émancipation. Elle, cette femme qui, en ces années 1920, s’empare de force d’un micro pour faire passer ses revendications et défendre la cause « des enfants, mais aussi… » – la suite de sa phrase est interrompue par le directeur, restant ouverte à l’interprétation. Et lui, ce magicien, artiste usant de son talent pour défier la technique, l’organisation et la programmation d’une station reconnue. Dans sa « tentative d’analyse critique » Christian Hörburger expose également en 1975 une hypothèse liée à l’évolution de la société sous la République de Weimar : « La conteuse et le magicien sont les représentant·es, dans un monde au développement technique croissant, des catégories historiquement obsolètes que sont le conte et la magie7.«  Le duo se défend donc, s’imposant corporellement pour l’une, apparaissant auditivement pour l’autre, et tout·es deux affrontent en duel, l’un après l’autre, le responsable d’antenne. Mais ces joutes verbales et acoustiques n’auront finalement pas de prise sur la raison, celle du directeur : refusant de baisser les bras, il fait appel aux bonnes volontés et aux masses et défend, dans un monologue enflammé, « l’ordre dans la pluralité »8. Car si la censure ne menace pas directement les radios à cette époque9, les questions d’actualité sont traitées par une centrale (Dradag) qui envoie des bulletins d’informations aux radios désireuses de les diffuser. Il faut alors savoir être habile pour expérimenter de nouveaux formats et traiter tous les thèmes. Après une vingtaine de minutes, l’ordre semble être revenu et la pièce se termine. L’industrie a gagné contre l’art.

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« Le mixeur de Hörspiel », caricature anonyme publiée en 1931 dans le journal Der deutsche Rundfunk, domaine public. Inspirée d’Hans Flesch ?

La dualité prend d’autres formes dans la performance. Hans Flesch lui-même y tient deux rôles : l’un réel, de directeur artistique du SWR et d’auteur de Zauberei…, et l’autre fictif, jouant lui-même le rôle du responsable d’antenne. Une frontière mince et invisible démarque l’ordre du désordre, la perception visuelle de la perception auditive : à la cinquième minute, par exemple, le directeur entend le violon mais personne ne voit le violoniste jouer. Cette expérience sensible est à mettre en parallèle avec la fascination qu’exerce à l’époque le thérémine, un nouvel instrument de musique pratiqué sans contact physique. Rien n’est montré ou vu, et pourtant « ça a été », pour reprendre l’expression de Roland Barthes dans La Chambre claire. La radio en tant que telle prend vie est devient une actrice majeure. Tout au long de Zauberei…, les auditrices et auditeurs que nous sommes ne peuvent définitivement savoir ce que pense le vrai Hans Flesch. Le personnage fictif exprime-t-il l’opinion de la personne réelle ? En 2013, Solveig Ottman propose l’une des interprétation les plus complètes : « L’opinion du Flesch réel serait-elle à retrouver dans les différents personnages cherchant à détruire les pouvoirs en place et ainsi à contrer son alter ego fictif ? » Elle se garde de répondre, concluant que « Flesch a très bien pensé sa farce radiophonique, dont les bases théoriques et pratiques sont inscrites dans un large spectre, qui autorisent pléthore d’interprétations »10.

Réactions

Une semaine après la diffusion de Zauberei… paraît, dans un hebdomadaire spécialisé, « La station devient folle »11. L’auteur anonyme de l’article, M. H., avance l’hypothèse que cette farce installe le medium radiophonique au centre du dispositif créatif. La radio n’est pas seulement le lieu fixe de diffusion (statio), elle peut avoir toute sa place dans la création, pour proposer « un art qui serait autre chose que ce que nous délivrent le théâtre, le concert et le cinéma ». Toujours selon M. H., « l’auditeur serait bien en droit de se demander : “Qu’est-ce que c’est que cette bêtise ?” », mais, ajoute-t-il aussitôt, Hans Flesch a le mérite de sortir de la théorie pour mettre en ondes une tentative démontrant la puissance des « effets acoustiques ».

Quant à Flesch, il reviendra somme toute modestement sur ses intentions en 1925 : « L’autre fonction où la radiodiffusion intervient en tant que genre artistique autonome, c’est la performance à l’antenne. J’ai une fois entrepris l’écriture, non pas comme écrivain mais comme théoricien, d’une pièce aux caractéristiques radiophoniques, Zauberei auf dem Sender. Grâce à l’harmonie des bruits propres à la radio, elle esquissait un nouveau genre artistique. Cette farce n’aurait jamais pu être transposée dans un théâtre ou une salle de concert, et cela est déterminant12. »

Par manque de sondages et d’études sérieuses à l’époque, il est difficile d’estimer le nombre d’auditrices et d’auditeurs ayant entendu Zauberei… ce soir-là. À cette époque, près de 280 000 personnes dans l’Allemagne entière paient une redevance radiophonique au ministère des Postes13. Quoiqu’il en soit, non dénuée d’humour, Zauberei auf dem Sender a incontestablement contribué à l’avènement de l’expérimentation radiophonique, laquelle s’arrêtera de 1933 à 1945 sous le règne du parti nazi.

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Script de Zauberei, 1924, in Funk, cahier 35, 1924, p. 543.

 

L’Hans Flesch fictif n’ayant pu bénéficier d’un enregistrement, technique qui ne se développera qu’à partir de 1929, il ne peut apparaître à nos oreilles. L’Hans Flesch réel, lui, fut porté disparu en 1945, alors que la guerre tirait à sa fin14. Et la magie n’aide en rien dans tout cela.

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Notes :

1 Les traductions sont de l’auteure. L’article se fonde principalement sur le script allemand de 1924 publié dans Funk, cahier 35, ainsi que sur la version audio du Hessischer Rundfunk de 1962.
2 Reihard Döhl, Zu Hans Flesch, « Zauberei auf dem Sender », WDR 1970.
3 Script, ibid.
4 Ibid.
5 Radio-Umschau, 1 (1924), cahier 36, p. 1116, cité  dans Christian Hörburger, Das Hörspiel der Weimar Republik. Versuch einer kritischen Analyse. Akademischer Verlag Hans-Dieter Heinz 1975, p. 122.
6 Script, ibid.
7 Christian Hörburger, Das Hörspiel der Weimar Republik. Versuch einer kritischen Analyse. Akademischer Verlag Hans-Dieter Heinz, 1975, p. 126.
8 Materialien zur Rundfunkgeschichte vol. 2, Zur Programmgeschichte des Weimarer Rundfunks., 1982, p. 41.
9 Solveig Ottman, Am Anfang war das Experiment. Das Weimar Radio bei Hans Flesch und Ernst Schoen. Kadmos 2013, pp. 218-219. Le SWR semble dans ses deux premières années d’existence ne pas avoir exercé ou subi de pressions et propose des programmes libéraux jusqu’en 1926.
10 Ibid. pp.208 et 218.
11 M. H., « Der Sender ist verrückt », Radio Umschau, n°6, 1er novembre 1924, p. 44.
12 Hans Flesch, « Mein Bekenntnis zum Rundfunk », in Funk, Cahier 36, 1925, p. 445.
13 Horst O. Halefeldt, Programmgeschichte des Hörfunks in der Weimarer Republik vol.1, dtv, p. 58. Précisément 279.257 auditrices et auditeurs au 1er octobre 1924, soit 3 semaines avant la diffusion de Zauberei…  Ne sont comptabilisées ni les écoutes en petit groupe, ni les écoutes pirates…
14 Barbara Meerkötter, « Spots on Flesch », Berlin, 2011.

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