Fragments sonores d’un écrivain qui résiste

Fragments hackés d’un futur qui résiste, fiction sonore scénarisée par l’écrivain Alain Damasio et mise en son par le duo Floriane Pochon / Tony Regnauld, a été récemment diffusée au Festival des libertés de Bruxelles. Située en 2034, dans un futur hélas crédible où les villes sont entièrement privatisées, c’est une œuvre politique mêlant habilement anticipation et création sonore.

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Matti Mattila, « Speaker », CC by-nc-sa

Il y a des réflexes stupides. On découvre un écrivain, on admire ses écrits, et soudain il ne peut plus exister autrement. Le voilà catalogué fils d’écriture, amputé de ses éventuelles autres facettes. Bien rangé, sagement étiqueté – rayon littérature.

C’est ainsi que l’auteur de ces lignes en est arrivé à considérer Alain Damasio exclusivement à l’aune de ses écrits. À ne voir en lui qu’un adepte des recherches textuelles intransigeantes et de la forme écrite conçue comme rampe de lancement du récit. Il faut dire que c’est un crack en la matière : La Horde du contrevent (2004), La Zone du dehors (1999) ou le recueil de nouvelles Aucun souvenir assez solide (2012) sont de purs joyaux textuels. Pourquoi, dans ces conditions, irait-il voir ailleurs si l’herbe créatrice n’y serait pas plus verte ?

Et puis boum. Au détour de galopades sur Internet, on découvre qu’il est très impliqué dans le champ sonore, depuis belle lurette. Damasio a notamment œuvré collectivement à l’adaptation sonore de La Horde du contrevent, intitulée Les Chrones, et participe à la webradio Phaune Radio. Depuis 2014, il travaille avec deux de ses piliers, Floriane Pochon et Tony Regnauld, sur Phonophore, interprétation sonore de son roman (inédit) Les Furtifs. Quant à sa collaboration avec le musicien Rone, elle a débouché sur l’envoûtant Bora Vocal, plongée musicale dans les affres de la création littéraire. Bref, ses incursions en terre sonore n’ont rien de secondaires. Elles sont au cœur même de sa démarche.

« Pour moi, l’écriture a toujours été orale », confiait-il récemment. Et de préciser : « Dans certains cas, le son va déployer l’imaginaire beaucoup plus loin ». Fragments hackés d’un futur qui résiste s’inscrit dans cette recherche de complémentarité. Elle ouvre les champs, invite le son en terre littéraire et la littérature en terre sonore. Avec comme liant, l’autre ingrédient majeur de l’engagement selon Damasio : une approche de l’anticipation comme outil acéré de critique politique.

L’écrivain n’y œuvre pas seul, bien au contraire. Derrière son scénario, qui se décompose en huit pièces d’environ six minutes chacune, on retrouve Florian Pochon et Tony Regnauld à la création d’ambiances sonores. Et une multitudes de voix, qui tissent, de rebond en rebond, d’échos en échos, un récit politique polymorphe et nerveux.

Vinci City

2034. Le tropisme de l’envahissement technologique liberticide n’a, quelle surprise, pas dévié d’un iota. Vingt ans après, les mousquetaires technologico-répressifs n’ont pas vieilli. Bien au contraire. Ils se sont affinés, perfectionnés, et règnent désormais en maîtres sur tous les aspects de la vie quotidienne. Privatisées, les villes sont segmentées en zones plus ou moins accessibles selon le degré de richesse – on n’accède pas Place Vinci sans un forfait d’élite. Les moyens de surveillance et de répression sont omniprésents, des drones aux check points, des gadgets téléphoniques surtracés (bright-phone) à cette nouveauté signalée au détour d’une conversation anodine : « Kevin ! Enlève ton oculus ! Tu vas encore vomir ! ».

C’est dans cet espace quadrillé par le pouvoir et défiguré par l’extension toujours plus invasive de la sphère marchande qu’une certaine Lise Bekti est mise à mort par un drone équipé d’une arme acoustique. Son tort ? Avoir emprunté une rue interdite alors qu’elle était en route pour la maternité. Une victime de la répression d’autant plus symbolique qu’elle était enceinte. Fragments hackés d’un futur qui résiste décrit l’insurrection urbaine qui suit cette « bavure », et les contorsions du pouvoir pour vider de sens la révolte en cours.

Telles que présentées ici, les manœuvres du pouvoir en place ont quelque chose de convenu. Rien de neuf sous le soleil. Le spécialiste de la propagande a une intonation de voix éminemment sarkozyste tandis que le « storytelling de la rédemption policière » mis en place pour répondre aux critiques colle bigrement à l’actualité – « Aujourd’hui on passe pour des salauds qui ont tué une femme enceinte. Dans une semaine ce que je veux entendre c’est : elle l’a un peu cherché quand même ».

C’est plutôt dans la mise en scène de la contestation elle-même que cette fiction sonore trace les pistes les plus originales. Les tenant⋅e⋅s de l’insurrection s’appuient sur un mouvement inventif et combatif : « l’anarchitexture ». Soit une réaction à l’urbanisme totalitaire via la pratique d’une « architecture légère, précaire, qui pousse où elle veut […]. Qui s’impose en creux. » Un détournement artisanal de l’enfer urbanisé qui offre des pistes aux partisan⋅e⋅s du refus de l’existant. Dans La Zone du dehors, son premier livre, Damasio avait imaginé un dispositif sonore bricolé intitulé « clameur », se déclenchant quand des personnes passent à proximité et restituant des cris de rage, des poésies, des chants. Ici, c’est par la cabane, le campement improvisé, le squattage d’espaces réservés à d’autres que s’opère la réappropriation.

À l’apogée de l’insurrection, sur la Place Vinci, une voix prend la parole pour lancer ces quelques mots : « Notre ville doit relever du commun. C’est un ressource ouverte […] que nous devons interroger. » Et la scansion synthétique d’un mystérieux pirate des ondes de lui faire écho, en un parfait camouflet anti-cartésien1 : « change plutôt que tes désirs, l’ordre du monde ».

L’oreille décollée

L’écriture selon Damasio a des oreilles, donc. Et elles se manifestent ici sous la forme d’un dispositif sonore valdinguant tel un derviche tourneur, aux antipodes de toute tentation monoforme. Présentée comme le résultat des exploits d’un hacker tchèque, qui aurait mis la main en 2014 sur ces fichiers sonores droits sortis du futur via une « faille quantique », la pièce sonore est habitée d’une forme de zapping permanent. Pas de fil stable, de linéarité formelle. Lors d’une intervention récente, Floriane Pochon et Tony Regnauld revendiquaient joliment leur approche fragmentée, évoquant cette « oreille décollée et reposée ailleurs. »

Ladite oreille est ainsi propulsée dans l’habitacle d’une voiture parlante, avant d’être catapultée à portée de voix numérique d’un drone, de rebondir sous les dorures du cabinet de travail d’un stratège répressif, de s’envoler sur un répondeur poétique ou de s’incruster sur les ondes pirates d’un agitateur radiophonique. Bref, elle n’est jamais laissée au repos, se voit proposer un régime particulièrement remuant, agrémenté de sons parasites parfois stressants : stridulations, crachotements, krrrrcchh et bzzzzz se répondent en rafales. Si cette profusion sonore n’offre pas forcément une confort d’écoute optimal – là n’est pas l’objectif –, elle renvoie en creux aux incursions (présentes et futures) du pouvoir dans l’espace sonore, à la main-mise programmée sur cette dimension du quotidien.

Fragments hackés d’un futur qui résiste se veut la transcription d’un futur sonique artificiel et segmenté. Et propose, puisque c’est encore possible aujourd’hui, de confronter nos esgourdes à une production non formatée, qui les poussent à se dresser plutôt qu’à se contenter de l’omniprésente semoule uniformisante. Change, plutôt que tes oreilles, le bruit du monde. 

Note :

1 Référence à une citation de Descartes : « Change tes désirs plutôt que l’ordre du monde ».

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