Ear Hustle : des détenus vous parlent

C’est l’histoire du coiffeur Big Zo qui fait une coupe que tous les taulards s’arrachent ou celle des savons fabriqués par Bucci dans sa cellule à partir de zestes d’orange et de flocons d’avoine. Deux récits – parmi des centaines d’autres – racontés par des détenus de la prison d’État de San Quentin en Californie. Téléchargées par plus de vingt millions de personnes à travers le monde, les deux premières saisons (et dix-neuf épisodes) d’Ear Hustle sont déjà disponibles. La troisième a débuté en septembre dernier.

Dessin : Émilie Seto

Situé au Nord de San Francisco, cet établissement pénitentiaire, l’un des plus importants aux États-Unis, comptait fin 2016 près de quatre mille détenus, uniquement des hommes. Une véritable ville, avec ses personnages, ses codes et ses histoires. En 2017, deux détenus, Earlonne Woods et Antwan William, accompagnés par Nigel Poor, une artiste en résidence dans la prison1, ont lancé Ear Hustle, un podcast qui décrit l’univers carcéral de l’intérieur avec humour et férocité.

Ear Hustle, expression qui signifie « écouter aux portes » en argot étatsunien, assouvit une certaine fascination, répandue dans l’Hexagone, pour l’Amérique et ses prisons – les voix et les accents dans Ear Hustle correspondant à l’univers dépeint dans les films et les séries et captant immédiatement l’attention. Chaque épisode, de durée variable, aborde un aspect de la vie quotidienne : la cohabitation entre co-détenus, le couple à l’épreuve de la détention, la parentalité, l’isolement dans le quartier disciplinaire, etc. Un épisode est aussi consacré aux chansons interprétées derrière les barreaux et à la manière dont la musique aide certains à tenir. Les échanges entre Earlonne Woods et Nigel Poor sont ponctués de témoignages de détenus préenregistrés, ainsi que de situations et d’ambiances captées dans la prison, nous plongeant à l’intérieur du pénitencier d’une manière intime et surprenante. Le ton fluide, la discussion, la complicité entre les deux hosts feraient presque oublier que tout est entièrement produit, y compris l’habillage sonore, dans le studio du Medialab de la prison. Les remarques directes et parfois naïves de l’artiste Nigel Poor, incarnant un point de vue externe et/ou celui des auditrices et auditeurs, permettent à Earlonne Woods d’éclairer et commenter les récits des détenus, faisant ainsi dialoguer l’intérieur et l’extérieur. Dans la veine du storytelling radiophonique étatsunien, les sujets et les angles abordés dépassent souvent l’univers de la détention pour faire écho à des questions plus universelles : comment gérer l’attente ? Comment supporter l’éloignement de sa famille ? Comment garder sa dignité et son estime de soi ?

Au fil des épisodes, on rencontre des personnages troublants et attachants comme Lady Jae, détenue transgenre, ou Rauch, qui adore les animaux et en soigne et nourrit dans sa cellule. À l’écoute de leurs trajectoires, de leurs aspirations et de leurs peurs, Ear Hustle bouscule la manière dont peuvent être perçus les détenus, sans jamais les juger ni, non plus, condamner le système carcéral étatsunien. Chaque épisode doit en effet être validé par un responsable de l’administration, dont on entend brièvement la voix à la fin de chaque épisode, condition indispensable pour faire sortir ces témoignages de l’institution.

Toute la force de ce podcast réside peut-être dans ce pas de côté où l’univers carcéral apparaît comme un miroir grossissant de la société. N’abordant jamais frontalement la dureté de la politique carcérale en vigueur2, Poor et Woods disposent visiblement de davantage de latitude pour parler d’autres sujets que l’on suppose sensibles : l’homophobie et la condition LGBT en détention, les dérapages violents, les règles non-écrites liées à la couleur de peau et les divisions communautaires. Ces récits et témoignages d’expériences – toujours très factuels – constituent des archives orales de la vie dans l’établissement, à l’intérêt ethnographique certain. Au fil de l’écoute, ce n’est pas tant l’aberration du système pénitentiaire étatsunien qui saute aux oreilles que la porosité et les similitudes qui existent entre les détenus et le reste du monde. Une tentative salutaire de réhabilitation de ceux que les États-Unis souhaiteraient ne pas entendre et un questionnement tout aussi pertinent de ses politiques sociales.

En novembre 2018, après vingt-et-un ans de détention, Earlonne Woods a été gracié par le gouverneur de Californie pour « son implication et son aide envers les autres détenus et son travail au sein d’Ear Hustle ». Depuis sa sortie, il est employé par la plateforme de podcasts PRX pour produire Ear Hustle avec Nigel Poor et prépare activement la quatrième saison autour des questions de réinsertion qui sera diffusée l’été prochain.

Notes :

1 Artiste visuelle, Nigel Poor donnait des cours de photo dans la prison et c’est dans ce cadre qu’elle a rencontré Woods et Williams. Elle est rémunérée pour sa contribution au podcast, contrairement aux détenus, qui ne peuvent légalement pas être payés pour cela. Woods perçoit néanmoins un salaire au titre de son travail au sein du service télévisé de San Quentin, où est notamment produit Ear Hustle. Sélectionné parmi plus de mille cinq cents projets de podcasts dans le cadre d’un concours lancé par la plateforme Radiotopia, Ear Hustle est produit et distribué par le réseau non-commercial PRX (Public radio exchange).
2 En Californie comme dans d’autres états des États-Unis, la « three strikes law » (loi des trois coups), actuellement en vigueur, donne la possibilité voire l’obligation aux juges de prononcer une peine plancher ou une peine de prison à perpétuité lorsqu’une personne est condamnée pour la troisième fois en raison d’un crime voire d’un simple délit. Cela a pour effet de multiplier les détentions de très longue durée. Par exemple, Earlonne Woods, coanimateur de Ear Hustle, 47 ans, purgeait une peine de trente-et-un ans pour braquage à main armée. Par ailleurs, San Quentin est la seule prison à exécuter la peine capitale en Californie : un épisode évoque le cas particulier du « couloir de la mort ».

Cet article est d’abord paru dans la revue de l’Écoute n°15 (automne 2018).

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