De la « viande morte » bien fraîche

Sorte de créature de Frankenstein sonore, Dead meat de Marine Angé (produite et diffusée par Arte Radio en 2013) est une fiction qui ne se laisse pas classer. Ni vraiment œuvre de genre, ni parodie, Dead meat est un feuilleton « à trous » qui nous entraîne dans une histoire de zombies où l’inquiétude naît surtout de la représentation ambiguë du monde réel.

Glamour Zombie (CC by-nd Jamesrdoe)

Glamour Zombie (CC by-nd Jamesrdoe)

Si les zombies offrent au cinéma, à la BD, etc. un genre à part entière, Dead meat est en elle-même un « mauvais genre » de « mauvais genre », tant elle s’obstine à ne pas jouer à fond le jeu du genre, tout en employant en partie ses codes. Comme il se doit dans toute entreprise de suspense, l’effet de rupture y est roi et la musique est utilisée à dessein pour dramatiser l’action. Cependant, d’autres codes composent le langage de Dead meat, comme le recours au témoignage à la manière des reportages ou la captation de situations issues du monde réel (bistro, supermarché).

Témoignages adressés au micro, bribes de dialogues improvisés, ambiances reconstituées (la boucherie) ou captées sur le vif (le bistro), bruitages qui sonnent « fait maison » et d’autres piqués à des sonothèques ou à des films, trames musicales pour habiller ou rythmer… les matériaux employés sont donc très hétérogènes. On pourrait même dire que dans une pièce radiophonique lambda, tous ces éléments disparates n’auraient pas dû se rencontrer, pour des raisons d’habitudes, de normes ou, plus pragmatiquement, parce qu’il est difficile de mêler des sons pris à droite et à gauche dans une même tonalité harmonieuse. On peut supposer que l’apport du metteur en ondes Samuel Hirsch a été déterminant pour donner cohérence à cette créature de Frankenstein sonore.

Dead meat est un collage qui ne fait que dérouter tout en maintenant une improbable continuité.

Si l’on pousse un peu plus loin, la tension fabriquée seconde après seconde et d’épisode en épisode ne s’explique pas non plus par une trame scénaristique solide. Côté scénario, si une histoire commence à se dessiner à partir du troisième épisode, il faudra plusieurs écoutes pour en déceler des indices dans ce qui précède. Les deux premiers épisodes esquissent plus qu’ils ne plantent un décor qui restera fragmentaire, peuplé de façon clairsemée d’éclats de voix dont on n’imagine pas forcément de suites sous la forme de personnages. Paradoxalement, notre compréhension de l’action repose en grande partie sur ces témoignages, la plupart réduits à l’état de bribes – « C’était jamais arrivé avant. J’en parle pas trop mais euh… », « Il m’a couru après, alors moi j’ai couru » – qui semblent correspondre directement à ce qu’il se passe, mais parfois pas – « Faut pas être gêné, hein, faut pas être gêné, c’est tout, c’est tout c’qu’on a à dire, enfin, moi c’que je dis » –, c’est dire tant les balises posées comme repères à notre écoute participent tout autant de notre égarement. Il faut par ailleurs souligner à quel point les accents possèdent encore des pouvoirs de nos jours, comme ici l’accent alsacien qui, pour quelqu’un qui n’en est pas familier, contribue pour beaucoup au climat d’étrangeté !

À partir de l’épisode 3, donc, une ébauche d’intrigue se fait plus claire, avec l’apparition du premier « zombie » (le mot tant attendu ne sera prononcé qu’à la fin du quatrième épisode c’est-à-dire l’avant-dernier) – une petite fille qui fouille dans les poubelles du supermarché – et du « héros », archétype du pauvre type qui ne demande rien à personne mais qui s’improvise héraut de la chasse aux mort·e·s-vivant·e·s. Le caractère outrancier du flingage en règle de la petite zombie nous fait, pour le coup, basculer dans les clichés grossiers de l’œuvre de genre. Dans ce foutoir fictionnel, tout est-il permis ? La suite immédiate nous surprendra encore lorsqu’on entend le héros s’adresser à son ami Bobor, père de la gosse qu’il vient de descendre, à travers une conversation téléphonique qui est peut-être tout aussi bien un soliloque délirant.

Le cinquième et dernier épisode de Dead meat s’achève par un paradoxal « à suivre ». De fait, c’est sur son incomplétude à tous les niveaux que le feuilleton de Marine Angé fonctionne le mieux. Composition « à trous » (tel le corps décharné d’un zombie ?), Dead meat échappe à toute classification et cultive l’ambiguïté. Même après plusieurs écoutes, beaucoup de choix de l’auteure demeurent inexpliqués, comme le fait que les titres des épisodes font référence à des chansons populaires que l’on entr’entend seulement en arrière-plan. Dans le texte de présentation, on apprendra que Marine Angé a travaillé sans texte pré-établi, à base d’improvisation, avec des acteurs non-professionnels. Ajouté à cela l’usage détourné d’ambiances sonores réelles captées sur le vif, tout concourt dans Dead meat à l’idée que dans chacun·e d’entre nous sommeille un·e zombie.

Dead meat (2013)
Réalisation et musique : Marine Angé
Mise en ondes et mix : Samuel Hirsch
À écouter aussi sur Arte Radio.

  • Marine Angé est l’auteure invitée de notre prochain Carnet de Syntone à paraître mi-juin. Abonnez-vous !

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