Dans les radios communautaires en Colombie : « La voix est une arme puissante »

Dans des campagnes colombiennes marquées par le conflit armé, un dense réseau de radios communautaires informe, enseigne, transmet. Historiquement appuyé par l’Église catholique, il amplifie les revendications des populations rurales. Reportage au sein d’une de ces nombreuses radios, Guadalupe Stereo, avec un retour sur l’épopée éducative de Radio Sutatenza.

Guadalupe. Photo : Amélie Perrot

Il est 17 heures à Guadalupe, dans le Santander colombien. Sur la place principale du village, entouré par les montagnes de la cordillère des Andes, des paysans accrochent la bride de leur cheval à un poteau avant d’aller boire une bière. Il y a quatre ans, quand la route menant à Guadalupe n’était pas encore refaite, il n’y avait ici quasiment pas de voitures. Juste à côté de l’église, une porte entre-ouverte. La voix de Sebastian parle fort sur un air de carranga : « Guadalupe Stereo, 107.7, la radio que te conecta con el mundo ! »[1].

Dans ce gros village où habitent cinq mille personnes, dont plus des deux tiers vivent de la terre en dehors du bourg, une station de radio émet tous les jours de 4 heures du matin à 19 heures. « Notre pic d’audience est entre 4 et 6 heures, explique Sebastian. Car c’est l’heure à laquelle les paysannes et paysans se lèvent, prennent un café et partent travailler aux champs, souvent en emportant une radio à piles. Elle accompagne leurs journées ! »

Aujourd’hui, Sebastian reçoit Don Angel, de la protection civile[2]. La saison des pluies va bientôt commencer, et celui-ci veut donner des consignes de sécurité. Toutes les institutions du village, mairie, police, pompiers, services sociaux, se servent ainsi des ondes. Et tout le monde peut intervenir librement au micro, à condition de s’annoncer auparavant par WhatsApp ou en passant dans les locaux.

« Le but de notre radio est que notre village participe, apprenne, s’informe. Et que la radio soit celle de toute la communauté », nous dit Sebastian. Entre les plages musicales, des programmes sur la santé, le travail à la ferme. L’association des parents d’élèves a monté un programme sur l’éducation des enfants. Des organisations de femmes, des organisations paysannes ont aussi leur propre émission.

Façade de Guadalupe Stereo. Photo : Amélie Perrot

Comme ici, plus de six cents cinquante radios dites « communautaires » existent dans les campagnes de Colombie, avec pour mission de générer des espaces d’expression, d’information et de débat. Et si le rôle de la radio dans les zones rurales est si fondamental, c’est que l’histoire du conflit colombien se joue dans ces régions. Les guérillas sont issues de révoltes paysannes, dans des campagnes marquées par la corruption, la terreur et les déplacements forcés[3]. Aujourd’hui, malgré l’accord signé en 2016 entre le gouvernement et les FARC, la paix est loin d’être acquise. Selon les Nations Unies, cent vingt-et-un leaders sociaux ont été assassinés en 2017. Et les campagnes continuent d’être les plus touchées par la pauvreté[4], la présence de groupes armés et le manque d’accès à l’éducation[5]. Pour ces zones marginalisées, les radios communautaires constituent alors un lien indispensable et une possibilité de faire entendre leurs droits. Elles forment aujourd’hui un réseau dense, légalement reconnu, mais aussi très divers : radios plus ou moins engagées politiquement, radios indigènes[6], radios très intégrées ou parfois menacées[7], leur point commun est en tous cas de vouloir encourager l’information et la participation de toute une communauté.

À Guadalupe, la radio a été créée en 1996. Et pour son directeur, s’il y a autant de radios communautaires en Colombie, c’est bien en raison de l’isolement des campagnes : « Le territoire colombien est vaste et montagneux, la plupart des radios nationales n’ont pas de couverture dans les zones rurales. Ici, grâce à la radio, nous aidons à informer et à organiser la vie de notre village. Chaque jour, je rends grâce à Dieu pour ce moyen de communication. » Car le propriétaire légal de Guadalupe Stereo est également… le prêtre du village. Un curé de campagne qui avoue avoir été un peu dépassé par la technique à son arrivée. Mais « l’Église a été pilote dans le développement des radios communautaires. Elles sont souvent installées dans les presbytères, pour éviter des coûts supplémentaires de loyer ou d’électricité. » Et si le statut légal de ces radios leur impose quelques règles sur le contenu, comme le pluralisme et le fait de ne pas parler directement de politique, le Père José Duarte diffuse sur Guadalupe Stereo la messe et ses sermons.

CC-by-sa Fonds sur Radio Sutatenza de la Biblioteca Luis Ángel Arango, Banco de la República de Colombia

C’est aussi que dans ce pays à 95 % catholique[8], la place particulière qu’occupe la radio dans les campagnes est liée à l’initiative d’un prêtre, le père Jorge Salcedo, à l’origine d’un vaste projet d’éducation populaire par les ondes. Quand Jorge Salcedo arrive à Sutatenza, petit village perdu au milieu de la cordillère des Andes, lui qui se passionne pour les technologies modernes de l’époque a l’idée de se servir de la radio. En 1947, Radio Sutatenza commence à émettre. Et très vite, face à l’ampleur des besoins, et grâce à des financements publics et à ceux de l’Église catholique, la diffusion s’étend au pays tout entier. Une gigantesque antenne est élevée à Sutatenza, pour envoyer les ondes au-delà de la cordillère. Mais pour enseigner par la radio à grande échelle, il faut des professeur·e·s. Le père Salcedo veut former des paysan·ne·s de toute la Colombie pour qu’elles et ils ouvrent à leur tour, dans leurs villages, des écoles radiophoniques. À Sutatenza, il crée deux gigantesques pensionnats, l’un pour les femmes, l’autre pour les hommes, où l’on arrive des quatre coins du pays pour six mois d’enseignement pédagogique et religieux, avant de repartir chez soi ouvrir une école autour des programmes diffusés depuis Sutatenza.

Arnoldo, lui, est arrivé du Huila, département du sud du pays, en 1959. Casquette vissée sur ses cheveux blancs, marchant au milieu des pensionnats abandonnés, il se souvient de son premier jour ici : « Au début c’était horrible ! Je détestais la nourriture et je trouvais qu’il faisait froid. Mais je n’avais pas d’argent pour repartir. Et puis j’avais peur. Tous les dimanches, on devait présenter un texte, une chanson ou une histoire devant tout le monde. J’ai récité un poème, et tout le monde m’a applaudi. Ça m’a donné envie de continuer. Et l’éducation ici avait comme une forme de magie. Elle nous donnait envie de faire, de construire ! Ce qui me plaisait aussi c’est qu’on nous parlait vraiment de nous, du travail dans les champs. Et dès qu’on m’enseignait quelque chose, je pensais à mon village. Je me disais ça, je vais le leur apprendre ! » Quelques mois plus tard, Arnoldo repart dans le Huila, avec une radio et des cahiers : « J’ai ouvert une école radiophonique dans mon village. Le premier jour, j’avais un seul élève, il avait 40 ans, il ne savait ni lire ni écrire. Mais je lui ai dit que j’allais l’aider, et qu’on allait écouter la radio. Le lendemain, il a ramené sa mère et sa sœur. Et en quinze jours, j’avais quarante élèves ! »

Sur Radio Sutatenza, cinq matières : calcul, espagnol, travail de la terre, santé et religion. Chaque classe est accompagnée d’un livret, qui coûte un œuf[9]. Les auditrices et auditeurs-élèves peuvent écrire à la radio pour poser des questions ou suggérer des thèmes. Déjà, la participation est au cœur du travail des radios dans les campagnes, et des millions de lettres arrivent à Sutatenza.

Au moment où l’Église en Amérique du Sud est marquée par des courants de pensée engagés sur les questions sociales et la lutte contre la pauvreté[10], et alors que se forment en Colombie les guérillas issues de mouvements paysans[11], le père Salcedo « disait que le paysan est aussi intelligent que le président ! », se souvient Arnoldo, lui qui assure aussi que s’il n’était pas venu à Sutatenza, il aurait sûrement rejoint la guérilla : « elle était très présente vers chez moi, ses membres m’invitaient beaucoup, et ça commençait à me plaire. »

Sutatenza parle à des millions de personnes, et dans ce qui était un petit village, les personnalités politiques défilent, conscientes du pouvoir acquis par cette antenne. Tous les présidents colombiens s’y rendront. Kennedy y a même passé une nuit.

Mais l’ampleur du projet finit par en avoir raison. À la fin des années 80, Radio Sutatenza perd ses financements. Ses aides publiques, d’abord. « Les paysan·ne·s éduqué·e·s ne se manipulent plus comme avant. Désormais, ils/elles pensent », nous dit Arnoldo, persuadé que dans des campagnes qui tentaient de revendiquer leurs droits, la radio pouvait être vue comme un danger par le pouvoir. Mais Jorge Salcedo se brouille aussi avec l’Église, en démarrant un programme sur la procréation responsable. Radio Sutatenza doit s’arrêter.

Depuis, Arnoldo et ses ami·e·s se sont battu·e·s pour ouvrir ici une nouvelle radio communautaire. Ils ont mis trois ans à obtenir les autorisations et quelques subventions. Sutatenza Stereo émet depuis 2009. Isabel et Oscar, 25 et 22 ans, assurent chaque jour l’antenne à eux deux. Comme à Guadalupe, la radio veut informer, créer un lien et éduquer. Mais « les paysan·ne·s d’aujourd’hui ne sont plus celles et ceux des années 50, nous dit Oscar. Aujourd’hui l’éducation, ce n’est plus apprendre à lire et à écrire aux adultes. Mais transmettre de l’information, permettre de participer, faire entendre de nouveaux points de vue. »

CC-by-sa Fonds sur Radio Sutatenza de la Biblioteca Luis Ángel Arango, Banco de la República de Colombia

CC-by-sa Fonds sur Radio Sutatenza de la Biblioteca Luis Ángel Arango, Banco de la República de Colombia

Sutatenza Stereo diffuse de la musique, des journaux locaux et nationaux, et les messages de toute la communauté. Et toujours des contenus religieux, catholiques, mais aussi protestants. Chaque vendredi, le pasteur filme en Facebook Live l’émission des femmes de sa paroisse, « pour celles et ceux qui nous écoutent à Bogota », nous dit-il. Mais ici, ni Internet ni Whatsapp ne remplacent la continuité et la proximité que permettent les ondes. Régulièrement, des habitant·e·s de Sutatenza passent dans le studio ou téléphonent pour passer une annonce ou demander un renseignement. Et le projet dont Arnoldo, Oscar et Isabel sont les plus fiers, ce sont les vingt-huit programmes de quinze minutes montés dans le cadre de l’engagement de centaines de radios communautaires du pays pour la paix en Colombie, Radios Comunitarias para la Paz y la Convivencia, un projet soutenu par l’Union européenne. À Sutatenza, la radio a choisi de réfléchir aux principes et valeurs nécessaires à la paix, proposant à tout le village de s’exprimer. Démocratie, justice, tolérance, pardon : qu’en pensent une juge, un policier, un prêtre ? « Il n’a pas toujours été facile de les convaincre de parler, mais des gens de points de vue opposés se sont mis à dialoguer », raconte Isabel. « Moi je suis sûr qu’on peut aider à consolider la paix ! », affirme Oscar. Avant qu’Isabel conclue : « la voix, c’est une arme puissante ».

Notes :
[1] « Guadalupe Stereo, la radio qui te connecte au monde ! »
[2] Institution en charge de la prévention des risques naturels.
[3] Le tout premier point de l’accord de paix signé le 24 novembre 2016 entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) porte sur la mise en place d’une réelle politique de développement agraire, vue comme indispensable à la durabilité de la paix.
[4] Selon les chiffres de mars 2018 du Département national des statistiques colombien, 15% de la population des villes est considérée comme pauvre, et ce chiffre monte à 30% dans les zones rurales.
[5] D’après les chiffres du Ministère de l’éducation colombien, en 2016, 62% des jeunes des zones rurales n’avaient pas accès au lycée, et seuls 1% des inscrits à l’université viennent des campagnes.
[6] Comme Voces de Nuestra Tierra dans la région du Cauca.
[7] En février 2017, Reporters Sans Frontières avait alerté sur la vulnérabilité des radios communautaires en Amérique latine : « Dans des pays comme l’Equateur, la Bolivie, la Colombie ou le Honduras, les minorités, les populations défavorisées et marginalisées utilisent depuis des décennies les radios comme un instrument de promotion de l’éducation, des droits fondamentaux et de revendication identitaire. (…) Les radios sont particulièrement vulnérables à l’échelle locale et dans les régions plus isolées des grands centres urbains. Régulièrement, elles subissent les pressions des autorités publiques, de la classe politique et du crime organisé. Preuve s’il en est, sur les 17 journalistes assassinés dans la région en 2016, pas moins de 10 travaillaient pour des radios. »
[8] Données démographiques de la Banque mondiale et de l’ONU.
[9] Radio Sutatenza avait lancé une grande campagne d’affichage « Un libro por un huevo », un livre pour un œuf. Après avoir été lu, le livre pouvait être échangé contre un autre.
[10] C’est notamment la « théologie de la libération », qui naît en Amérique latine dans les années 50 et 60 : un courant de pensée du catholicisme en Amérique latine théorisé par le prêtre péruvien Gustavo Gutierrez et qui dénonce les structures dont naît la pauvreté. Guttierrez écrit en 1973 : « Le pauvre est le sous-produit du système dans lequel nous vivons et dont nous sommes responsables. (…) Bien plus, le pauvre est l’opprimé, l’exploité, le dépouillé du fruit de son travail, le spolié de son être d’homme. »
[11] Les FARC naissent en 1964 du regroupement de milices communistes d’autodéfense paysannes.

Cet article est paru dans la revue de l’Écoute n°14 (été 2018).
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