Arte Radio : Le son au premier plan

Pulsation du ballon sur le sol du gymnase. Crissement des chaussures. Respirations rapides, cris d’encouragement. Douches et clapotis au fond des vestiaires. Éclats de rire excitant l’acoustique réverbérante. Tout un ensemble d’indices sonores fait corps autour des propos de jeunes hand-balleuses, qui parlent sans réserve de leur sexualité : Jeux de mains de Linda Kebdani (2010) est un exemple de réalisation réussie où le fond et la forme s’épousent, les sons dégageant une charge érotique particulièrement à propos. Depuis sa création en 2002, Arte Radio a mis le son à l’honneur, lui faisant confiance pour relayer la parole et prendre toute sa part dans l’écriture des contenus. Sur Arte Radio, un détail a son importance : ce qu’ailleurs on appelle un programme, ici s’appelle tout simplement un “son”. Comme si un documentaire sonore, une fiction sonore, étaient avant tout du son et n’étaient même que cela. Avis aux bavards, aux fanatiques du story-telling, aux allergiques au silence : un son vaut mille images.

Avant même de parler d’écriture, il faut constater qu’Arte Radio, « ça sonne » !

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(cc) Andrew Holzschuh – flickr

Au début des années 2000, le son sur le web était synonyme de Real Audio, un format de diffusion au rendu nasillard, saturé, qui faisait même injure au téléphone analogique. “Le son à l’époque était vraiment mauvais” se souvient Christophe Rault, co-fondateur d’Arte Radio en 2002. “Beaucoup de ce qui se faisait, en-dehors du Real Audio, était du MP3 stéréo, codé en 128 kbps, donc 64 kbps pour chaque canal (gauche et droit), ce qui était totalement insuffisant.” ~ Ne partez pas, la digression technique a son importance ! ~ “Du coup, j’avais préféré faire de la mono pour avoir toute l’étendue du codage. Je me souviens de gens qui disaient “Ouah, super bien, la stéréo, l’espace…” alors qu’en fait, le son était bon, tout simplement parce que c’était de la bonne mono, ça s’arrêtait là !

En 2002, Christophe Rault est un ingénieur du son de 23 ans, tout juste diplômé de l’école de cinéma 3IS à Trappes, lorsque son CV arrive chez Arte un peu par hasard. La chaîne a justement l’intention de créer une webradio. À part un stage à Radio France et la découverte des documentaires de Yann Paranthoën pendant ses études, Christophe n’a aucune expérience de la radio. Son profil retient pourtant l’attention d’Alain Joannès, qui décide de l’associer à Silvain Gire, un journaliste déjà dans la maison. Tous deux ont carte blanche.

Une fois à l’œuvre, le jeune ingénieur du son doit tout inventer avec un budget serré, qui a ses conséquences sur le choix même des microphones. “Je faisais un peu au feeling. Travailler en mono, c’était aussi une question de simplicité pour nous qui débutions (les pigistes, moi-même). Mais avec le recul, je trouve que c’est une très bonne école avant d’aborder la stéréo. L’évolution est arrivée plus tard, avec l’augmentation des débits de l’internet et la possibilité technique de diffuser en stéréo. À intervalle régulier, environ tous les deux ans, on augmentait la qualité.”

La qualité sonore, pas à pas

Christophe Rault a été le responsable technique et réalisateur sonore principal d’Arte Radio de 2002 à 2009. Avant de passer le relais aux réalisateurs actuels, Arnaud Forest et Samuel Hirsch, pour vivre d’autres aventures en Belgique, il a forgé les bases de l’identité sonore de la chaîne. “Il fallait que je fasse de la radio au quotidien sans n’en avoir jamais fait. J’ai puisé à la fois dans l’écoute de l’esthétique “réaliste” de Yann Paranthoën et dans mes études de cinéma : lorsqu’on partait tourner en tant qu’ingénieur du son sur un projet de court-métrage, il fallait qu’on ramène toute une matière supplémentaire – des ambiances, des “sons seuls” – et j’ai bêtement appliqué la même chose à Arte.


Tournage du Bocal, saison 2 (Prix Europa 2008). De gauche à droite, la comédienne Delphine Théodore, le preneur de son Arnaud Forest, l'auteure et co-réalisatrice Mariannick Bellot, le réalisateur sonore Christophe Rault. © DR / Arte.

Tournage du Bocal, saison 2 (Prix Europa 2008). De gauche à droite, la comédienne Delphine Théodore, le preneur de son Arnaud Forest, l’auteure et co-réalisatrice Mariannick Bellot, le réalisateur sonore Christophe Rault. © DR / Arte.

Ce fut un long processus, non pas théorique, mais fait de multiples découvertes, de premiers pas, d’échecs parfois. “Au début, je me sentais un peu tout seul. Silvain était incapable de me dire si un mixage était réussi ou pas. Cette position a eu ses avantages et ses inconvénients : je pouvais régler mes compresseurs de façon catastrophique et il n’y avait personne pour me le dire !” Petit à petit, un protocole s’instaure. Le réalisateur sonore forme les auteurs-pigistes à la prise de son et au montage. Ceux-ci partent sur le terrain avec la consigne de rapporter des entretiens bien sûr, mais aussi des enregistrements d’ambiance et les fameux “sons seuls” : des bruitages réalisés sur place qui permettent de mieux situer l’action, de ponctuer, dynamiser ou rythmer le montage. Le réalisateur sonore est présent aux réunions éditoriales, mais n’intervient ensuite sur les contenus que pour finaliser le montage et effectuer le mixage, en tête-à-tête avec l’auteur. “À deux, pour la plupart des projets, on est complémentaire. Chacun pousse l’autre à son meilleur. C’est un numéro d’équilibriste. Il y a plein d’auteurs qui débutaient, que j’ai poussés à monter eux-mêmes, à aller jusqu’au bout de leur idée avant de passer au mixage avec moi. Du coup, ils se permettaient de tenter des choses, avec naïveté parfois. Il est arrivé que des “trucs” géniaux en sortent, qui m’ont beaucoup nourri en retour ! Tout ce que j’ai appris vient des auteurs, en fait.”

Le son, objet de création

Sur Arte Radio, “son” est aussi un mot-clé, un thème qui regroupe aujourd’hui plus de quatre-vingts productions. Monographies de compositeurs, d’artistes et de poètes sonores… portraits de “voix” (Kriss, Jeanne Balibar, Dominique A)… documentaires sur l’écoute, la communication animale, l’environnement acoustique… reportages sur l’audition, la technique audio, le son au cinéma, au théâtre, dans la restauration musicale… essais sur la mémoire auditive, sur les signaux sonores des machines (l’inclassable Bip / Le son du siècle de Guillaume Ollendorff, 2005) : tout un corpus aux vertus pédagogiques, qui frôle l’exhaustivité. “Après quelques temps, on a remarqué qu’on avait un rôle d’apprentissage, un devoir de transmission de nos passions, car ça n’existait nulle part. Les sujets sont venus naturellement, sur Luc Ferrari, les acouphènes, le design sonore… Ça se faisait aussi au hasard des rencontres et, nous-mêmes, on apprenait plein de choses grâce à ça.”

Chez Arte Radio, le son est un terrain d’investigation où il est permis de pousser les limites de ce qui est représentable, avec ou sans paroles. Des cartes postales sonores ont l’ambition de nous faire voyager à travers des environnements exotiques, de Bucarest à Bénarès, d’Irlande au Liban, du Pérou à l’île de Stromboli. Confiante dans le fait que la narration peut se passer de texte, Arte Radio va jusqu’à concevoir des fictions sans parolesJournée sonore, de Tatjana Bogucz (2004), qui éveille notre ouïe aux innombrables manifestations audibles du quotidien, ou Strip-tease, de Jérémi Nureni Bonafunzi (2004) qui se passe de commentaire. Ou bien radicalement le contraire : des historiettes sans bruits concrets, des exercices ludiques où les mots remplacent les sons, comme Son-dit de Thomas Baumgartner (2007) – ce qui nous amène à parler de l’Ourapo.

« Cette curiosité d’Arte Radio pour le jeu avec le son est venue en grande partie de Thomas, qui possède une connaissance quasi encyclopédique de l’histoire de la radio (cf. Le Club d’essai, 2004) en même temps que de tout un pan de la culture populaire (Pif gadget, Métal hurlant…)” poursuit Christophe Rault.

Thomas Baumgartner est pigiste à Arte Radio dès les débuts. À l’hiver 2003, il remplace Silvain Gire pendant 4 mois. De 2006 à 2008, il est responsable éditorial adjoint et lance la plateforme d’audioblogs. Mais c’est à l’été 2004 qu’il a l’idée, avec Christophe Rault, d’inventer l’Ouvroir de radiophonie potentielle, un atelier de créations à “contraintes” sur le modèle de l’Oulipo.


Un manifeste ourapien lance les grandes lignes, un audioblog est ouvert pour héberger les créations (24 à ce jour). Parmi les auteurs qui jouent le jeu, Alexandre Duval signe, par exemple, un épatant marabout de ficelle de sons ou encore une fiction hilarante qui incite à écouter derrière les cloisons : Mise en abyme / Les oreilles ont des oreilles (2007). La dynamique s’infléchit peu à peu – l’audioblog n’est plus alimenté depuis janvier 2009, le dernier son étiqueté “Ourapo” sur Arte Radio est mis en ligne en janvier 2011, après un an sans nouveauté. Entre temps, Christophe Rault s’est investi à Bruxelles dans l’atelier de création sonore radiophonique et Thomas Baumgartner s’est épanoui à France Culture, à travers les émissions Les Passagers de la Nuit (sur laquelle souffle un esprit similaire), puis l’Atelier du son.

Après dix ans d’existence et un rythme de travail quotidien ayant conduit à la réalisation de plus de 1600 “sons”, l’esprit défricheur d’Arte Radio aurait-il pu rester intact ? Sans conteste, la qualité sonore est là, les productions sont toujours de belle facture, la mise en avant du son demeure courageuse dans un paysage radiophonique encore frileux à cet égard. Mais l’aspect laboratoire, l’auto-dérision, le jeu, l’amour du son nous manquent un peu.

1 Réaction

  • Silvain Gire dit :

    Moi aussi, les brefs bricolages sonores me manquent… Mais d’autres auteurs sont apparus entre-temps, amenant – je crois – des matières sonores nouvelles. Comme la musique jusqu’ici absente, ou le son très « cinématographique » de Gospel bulgare, par exemple. M’enfin, très bel article, qui remet en mémoire nos « années mono » et le travail exceptionnel de Christophe Rault avec tant d’auteurs… Bravo à Syntone pour ce dossier.

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