Arte Radio : dix ans d’intimité radiophonique

Qu’est-ce qui frappe d’emblée l’oreille quand on écoute Arte Radio ? L’impression d’accéder, immédiatement, à une forme d’intimité radiophonique. S’il fallait choisir un “son”, parmi les plus de 1600 proposés par le site, ça serait peut-être Les voix intérieures de Claire Hauter (2009), dans lequel de multiples personnages livrent leurs pensées, des plus concrètes aux plus métaphysiques, pensées qui franchissent ainsi la frontière entre le silence et la parole, et cessent d’être secrètes pour devenir publiques. Toutes ces voix s’entremêlent, mais elles ne semblent unies pour autant. Cette juxtaposition de voix provoque au contraire un sentiment de solitude. Chacun semble seul avec lui-même. On ne sait pas si la documentariste était présente lors des séances d’enregistrement, ou si celle-ci a laissé seuls ses personnages, mais l’auditeur a soudainement l’impression de pénétrer par effraction dans une conscience. Rarement l’intériorité des êtres a été aussi bien traduite en langage sonore.

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(cc) Ed Yourdon – flickr

Pour qui connaît l’histoire de la radio, il n’a pas toujours été possible pour un auditeur d’entendre ses contemporains confesser ainsi leurs pensées les plus secrètes. Longtemps, l’anonyme (celui qui s’exprime en son nom propre) a été le grand absent des ondes.

Dès sa création en 2002, Arte Radio a choisi, pour des raisons autant “éthiques” que “politiques” et “esthétiques”, pour reprendre les termes de Silvain Gire, co-fondateur et responsable éditorial d’Arte Radio (propos prononcés dans le cadre de la journée “Les territoires du documentaire sonore”, organisée par l’Addor et l’Ina, le 26 novembre 2010) de ne pas donner la parole aux experts et, par conséquent, de privilégier l’anonyme. On pourrait ajouter que, jusqu’à ces dernières années, c’est aussi la sphère la plus intime de l’anonyme qui a été explorée.

Dans les années 1950, ce sont les radios privées (Europe1 et RTL) qui ont commencé à lui donner la parole par le biais du téléphone. Puis, à la fin des années 1960, se développe la “parole-divan”, dans des émissions où des experts délivrent des conseils à des appelants qui exposent leurs problèmes à l’antenne. On songe bien sûr à celle de Ménie Grégoire, sur RTL, qui témoigne de l’évolution des mœurs entre 1967 et 1982.

Quand Arte Radio apparaît en 2002, vient de s’écouler une décennie qui a vu l’explosion des émissions dites “de libre-antenne”, caractérisées par la présence, toujours via le téléphone, et en direct, d’auditeurs racontant leur vie, ou donnant leur avis sur n’importe quel type de sujet. La présence de l’anonyme s’est donc banalisée dans l’espace radiophonique. Même Radio France, qui a longtemps été réticente à accueillir les anonymes sur ses ondes, contenant leur présence dans quelques émissions devenues par ailleurs emblématiques (Nuits magnétiques sur France Culture, Le téléphone sonne et Là-bas si j’y suis de Daniel Mermet sur France Inter) leur ouvre plus largement ses émissions (voir la création des Pieds sur terre en 2002 et de Sur les docks, en 2006, émissions quotidiennes, sur France Culture). Arte Radio va accompagner ce mouvement, mais en créant sa propre esthétique radiophonique, qui deviendra un style en soi. Et si certains documentaires diffusés sur Arte Radio auraient pu l’être sur France Culture (No kidding de Mathilde Guermonprez, en 2010, Qui a connu Lolita ?, de Mehdi Ahoudig, en 2009, ou Ma cité va parler, du même auteur, en 2007), d’autres révèlent un autre type d’approche sonore lié à l’absence de durée préétablie pour chaque œuvre et à la volonté d’inventer de nouvelles formes, afin de se démarquer des autres radios.

Portraits radiophoniques

Souvent, les modules d’Arte Radio prennent la forme de portraits d’anonymes. La plupart de ces modules ne sont pas de simples entretiens, mais témoignent d’une volonté de réaliser des créations en soi. D’une part, l’anonyme s’y exprime sur tel ou tel sujet sans que l’on entende les questions de celui qui est allé à sa rencontre, ni de commentaire ajouté au montage.

Sont donc systématiquement coupées les questions des intervieweurs. Il s’agit de marquer une rupture avec les dispositifs journalistiques, et, plus précisément, avec l’esthétique du reportage qui fait la part belle à la voix du journaliste. D’autre part, une toile sonore accompagne les propos de l’anonyme, et qui témoigne de son univers. Cette esthétique rappelle les œuvres de Yann Paranthoën, et son approche du son, qui ont influencé Christophe Rault et Silvain Gire, les fondateurs d’Arte Radio : la stéréo pour l’espace social et la mono pour l’espace intérieur. Yann Paranthoën utilisait l’enregistrement en stéréo pour les ambiances ou les paysages, mais préférait l’enregistrement en mono pour les entretiens plus intimes. Par extension, on pourrait dire que chacun d’entre nous porte en lui plusieurs types de paroles, et que l’esthétique radiophonique peut rendre compte de cette pluralité de voix. Comme exemple, on peut citer Mal barré, de Marine Vlahovic. On y entend un vendeur de cigarettes, Icham, immigré clandestin. Deux plans sont superposés : la voix d’Icham vendant des cigarettes à la sauvette, près d’une bouche de métro (et qui prononce le nom de la marque de cigarettes pour attirer le chaland), et le début de son interview, enregistrée à un autre moment, dans un autre lieu, plus calme, dans laquelle il raconte son parcours. L’artifice du dispositif est signifié puisqu’on entend l’interviewé à deux endroits et à deux moments différents, en même temps. C’est l’étape du mixage qui permet de superposer ces plans. Cet artifice du montage, signifié à l’auditeur de manière évidente, permet d’associer interview de situation (qui fait entendre les sons du quotidien d’Icham) et interview plus réflexive (où son intimité se fait jour). Comme chez Yann Paranthoën, on ne retrouve pas d’éléments sonores extérieurs (extraits de musique, de théâtre ou de film).

Dès sa création, Arte Radio, soucieuse de conjuguer réflexion sur le langage radiophonique et don de la parole aux anonymes, va développer plusieurs types de dispositifs. L’un d’entre eux consiste à laisser l’anonyme s’enregistrer tout seul. Ce mouvement témoigne aussi de la démocratisation des conditions de production des émissions de radio. Les enregistreurs deviennent moins chers, et l’enregistrement perd de sa dimension “sacrée”Journal d’une jeune prof de Delphine Saltel (2003-2004) est une des émissions inauguratrice et emblématique de ce mouvement : on y entend uniquement une professeur de français, qui raconte son expérience durant plusieurs mois, le micro devenant le seul témoin d’une expérience intime. Mais l’anonyme se prend ici tellement au jeu qu’elle devient elle-même une professionnelle des médias : après cette première tentative, Delphine Saltel produira des documentaires pour Arte Radio et France Culture. La visée est ici de faire témoigner de “l’intérieur”, en partant du principe que c’est celui qui est confronté à une situation qui en parle le mieux, sans même la présence d’un intermédiaire. On retrouve cette logique dans Classe Prépa de Pauline Antonin (2008), elle-même étudiante au moment de l’enregistrement.

Le journal intime radiophonique

Arte Radio va ainsi mettre en place le dispositif “journal intime radiophonique”, de nature feuilletonesque, qui permet de suivre un anonyme durant une période plus ou moins longue, et de mesurer l’évolution d’une situation, ce qui est plutôt rare à la radio. Ces émissions sont en général construites en récits à suspense, qui contribuent à accentuer la dramaturgie du quotidien : Delphine va-t-elle réussir à enseigner ? (Journal d’une jeune prof de Delphine Saltel). Emma va-t-elle s’habituer à vivre à la campagne ? (À la campagne, d’Emma Walter, entre 2007 et 2009). Frédérique va-t-elle réussir à avoir son permis de conduire ? (Bonne conduite, de Frédérique Pressmann, entre 2007 et 2008). Seule contrainte imposée par Silvain Gire, soucieux d’éloigner la radio de la littérature : les auteurs n’ont en principe pas le droit d’écrire leur texte, ils doivent improviser au micro.

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(cc) brian_jasper – flickr

Arte Radio va ainsi contribuer à développer le “Je radiophonique” jusque-là peu présent dans le documentaire sonore (parallèlement l’Atelier de création radiophonique de France Culture fera du genre une sous-thématique régulière). Jusque là, si les auteurs de documentaire s’intéressent à l’intimité des autres, peu évoquent leur vie personnelle. Les auteurs vont donc dévoiler leur moi intime dans différents types de registres. L’une des séries, Bonne conduite, de Frédérique Pressmann, conjugue tous les registres à elle seule. On peut y entendre la documentariste, dans un récit tragi-comique, tenter d’avoir son permis de conduire. Se succèdent visites à l’auto-école, conversations téléphoniques entre Frédérique Pressmann et ses amies, et confessions de l’auteure en solo. Comme dans tout bon feuilleton, il faut bien sûr attendre le dernier épisode pour avoir la résolution de l’énigme.

D’un point de vue thématique, Arte Radio, a largement traité des questions sentimentales, amoureuses et (ou) sexuelles. Vingt-cinq sons composent la rubrique “Couple”, quatre-vingt-cinq la rubrique “Sexe”.

Dès 2003, Alexandra donne le ton : on y entend une jeune femme lire la lettre déchirante qu’elle a envoyée à son petit ami, éloigné d’elle géographiquement.

Dans K7 vierge, en 2006, Sophie Simonot diffuse une conversation téléphonique émouvante avec une amie, qu’elle a enregistrée plusieurs années auparavant, et dans laquelle elle raconte comment elle a perdu sa virginité.

Cadavre sexy, de Caroline Ruffault (2012), offre le résumé suivant : “Des filles se lâchent(…)
Un magnétophone, un dîner entre copines, un montage aiguisé pour un cadavre exquis de diverses premières fois (baiser, amour, fellation, sodomie, fiasco…) racontées par des jeunes femmes d’aujourd’hui.”

Ou Suçothérapie, de Mehdi Ahoudig (2005), sous-titrée “Comment la fellation a sauvé mon couple : Pour sauver son couple, menacé par la routine et l’absence de communication, Elise, 30 ans, a inventé la suçothérapie. Une fellation tous les 2 jours pendant 2 mois. Une histoire vraie. Une belle histoire? À vous de voir.”

Ou encore, dont les titres parlent d’eux-mêmes : La masturbation, de Frédérique Pressmann (2003), Contresens. Éloge de la sodomie de Rosalie Peeters et Élisa Robet (2010). Marguerite, d’Irvic d’Olivier (2006), fait même entendre un couple faisant l’amour. En 2010, Aurélie Dijan enregistre un dialogue érotique par écran interposé dans Parle à mon cul. En 2011, Jeanne Robet traite du sadomasochisme dans La bande SM. Dans un registre plus grave, Elisa Monteil réalise Tordre le paysage. Histoire d’un viol en 2012. Plus politique : L’Egyptien libéré (I et II) d’Inès Léraud (entre 2011 et 2012) et Inch’Allah mon amour, de Mehdi Ahoudig (2012). Sur cette thématique, Arte Radio, a même co-édité un livre-CD intitulé : No sex last year en 2006.

Radio-vérité

D’autres sons relèvent davantage du registre sociétal, à travers une visée plus politique, notamment au cours de la période plus récente, où l’on perçoit la volonté de traiter davantage de sujets d’actualités. On peut entendre des modules évoquant l’effet des délocalisations, le travail clandestin ou l’immigration.

Dans ce type de modules, c’est bien sûr la parole des “victimes”, de ceux qui n’ont pas l’habitude de s’exprimer, qui prévaut, et qui contribue à faire d’Arte Radio un média politique à part entière. Ce qui est évident aujourd’hui, mais n’oublions pas qu’Arte Radio ne devait être à l’origine qu’une vitrine pour la chaîne de télévision Arte.

Arte Radio a aussi contribué à développer la “radio-vérité”, qui fait écho au cinéma-vérité apparu au début des années 1960. Le film Chronique d’un été (1960), d’Edgar Morin et Jean Rouch est le film manifeste de ce mouvement. Les conditions de production se transforment, il est possible d’enregistrer de manière légère en extérieur grâce au Nagra. Plus tard, Frédéric Wiseman et Raymond Depardon filmeront le réel tel qu’il se présente à eux, ce qui suppose le renoncement à certains dispositifs comme l’interview. Le spectateur a ainsi l’impression d’être le témoin d’un fragment du réel.

Chez Arte Radio, ce sont les séries de Claire Hauter qui sont sans doute les plus marquantes : Dans l’ambulance et Psychoses en 2007; Ados j’écoute en 2011. On y entend des situations de la vie réelle, sans aucune intervention de la documentariste. Comme pour tous les exemples relevant du documentaire d’observation, il est possible de s’interroger sur les effets du micro sur la situation enregistrée. Dans l’ambulance, Claire Hauter enregistre l’internement d’une femme, qui, transportée à l’hôpital, se met à chanter un titre d’Édith Piaf (Mon manège à moi), et à en détourner les paroles durant de longues minutes. Elle semble seule face au micro. Aurait-elle agi de la même manière sans la présence de la documentariste ? Assiste-t-on à une vrai crise de folie ? À un jeu avec le micro ? De la même manière, Psychose (1) n’est pas vraiment un entretien psychanalytique entre Agathe et son psy, mais plutôt un entretien “synthèse” entre les deux protagonistes, à visée radiophonique, qui ressemble finalement à un entretien radiophonique où chacun endosse successivement la position de l’intervieweur.

D’une manière générale, on peut s’interroger sur la portée du documentaire d’observation : la séquence se suffit-elle à elle-même ? Ne faut-il pas au contraire une parole explicative pour comprendre la séquence ?

La volonté de traiter différemment l’actualité s’est aussi parfois traduite par la mise en place de dispositifs proches du “journalisme clandestin”, où les auteurs empruntent des identités multiples. Citons comme exemples Forfait chômage, d’Andrada Noaghiu (2010) où l’auteure se fait passer pour une chômeuse qui veut résilier son forfait téléphonique, ou Mamie Offshore de Pascale Pascariello (2012) où l’auteure devient une femme qui cherche à payer moins d’impôts, et téléphone à une société qui lui donne des conseils. Dans le premier cas, il s’agit de montrer le quotidien d’une chômeuse en créant une situation fictive, et en s’éloignant du discours de la “victime”. Dans le deuxième, il s’agit de présenter les systèmes d’évasion fiscale, domaine où le témoignage est par nature difficile à enregistrer. À travers ce type de dispositif on perçoit le désir de faire émerger la parole d’univers peu enclins à communiquer, vaste défi pour les médias aujourd’hui. Précisons que jusqu’à présent, en dehors de quelques exceptions, Arte Radio n’a eu que très peu recours au “micro caché” pour explorer notre société. Outre les deux exemples ci-dessus, citons : Sex Call de Julien Trambouze (2008), enregistré dans un centre d’appel pornographique à Budapest, et Qui a vendu la République ? d’Olivier Apprill (2009), enquête sur le logement à Marseille.

Arte Radio : Média générationnel ?

Depuis dix ans, Arte Radio enregistre donc l’évolution de la société au jour le jour. Même si on ne peut pas la présenter comme un média générationnel, force est de constater que de nombreux jeunes auteurs ont pu faire leurs premières armes en radio et témoigner de leurs conditions de vie. Certains n’ont conçu que quelques modules quand d’autres devenaient des auteurs réguliers de radio, travaillant aussi parfois pour France Culture. De nombreux auteurs feront ainsi la “navette” entre Arte Radio et France Culture.

Comme le rappelle souvent Silvain Gire, le co-fondateur et actuel responsable d’Arte Radio, il ne s’agit pas vraiment de “création sonore”, mais plutôt de “création radiophonique”. Les modules proposés à l’écoute relèvent davantage de dispositifs propres à la radio que d’œuvres artistiques de type performance sonore. D’où la préférence pour les récits sonores de type narratifs et privilégiant la voix aux travaux de type musique électro-acoustique. Arte Radio est un média qui témoigne de son époque, tout en ne se présentant jamais comme un média journalistique. Point d’objectivité, mais plutôt de la subjectivité, point de neutralité, mais plutôt de l’engagement. Il est donc déjà possible d’entendre tous ces sons comme on regarderait de vieilles photos, et d’y voir la marque du temps qui passe durant notre dernière décennie.

1 Réaction

  • Silvain Gire dit :

    Excellente analyse, riche, pertinente et remarquablement étayée. Juste une petite précision : il n’a jamais été question de confier à Delphine Saltel un micro pour enregistrer sa vie de prof : il s’agissait dès le départ d’un projet radio, porté par l’envie de Delphine de « faire de la radio » avec cet objet déjà bien banalisé par l’édition du « journal de prof de banlieue ». Il nous est très rarement arrivé de confier un micro à des anonymes : le seul exemple qui me vient à l’esprit serait à trouver dans certaines « lettres de collège » de la même Delphine Saltel, et il s’agissait là aussi d’un choix d’auteur. Sinon, merci pour ce très bon article qui éclaire notre démarche avec une sensibilité rare. Bravo à Christophe Deleu et à Syntone.

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